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L'Instant Philo

French, Social, 1 season, 42 episodes, 10 hours, 28 minutes
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"L'instant philo" par Didier Guilliomet En une dizaine de minutes de quoi nourrir sa réflexion sur des questions traitées de façon accessible.
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L'Instant Philo - L’imitation entre copie, identification et création

« L’instant philo »                                                                                          Emission du 6 octobre 2024                                   L’imitation entre copie, identification et créationI.                    Analyse généraleA.      L’imitation est trop souvent mal jugéeL’imitation n’est pas une capacité jugée habituellement très noble. Des imitateurs comme Laurent Gera ou Nicolas Canteloup peuvent, certes, être populaires mais ils n’occupent pas, comme humoristes, une place centrale dans nos sociétés. La figure du faussaire, cet escroc qui s’enrichit en faisant des plagiats d’œuvres célèbres a même contribué à la mauvaise réputation de l’imitation. D’autant qu’à moindre échelle, l’individu qui mime de façon appuyée le comportement, les opinions et les goûts d’un modèle qu’il idolâtre, est souvent moqué pour son manque de personnalité. Toutefois, en rester à cette approche plutôt dépréciative de l’imitation semble intenable. Depuis Platon et Aristote, la mimésis – terme grec qui correspond à l’imitation - est un sujet de réflexion nourrissant multiples débats. D’abord en art, où la ressemblance et la grande exactitude dans l’imitation ont été des critères souvent discutés dans l’appréciation des œuvres. Mais aussi en pédagogie, en psychologie morale et dans notre conception même du réel. Examiner les multiples facettes de l’imitation et avoir une approche attentive à sa complexité semble donc nécessaire, tant il est vrai que cette capacité que nous avons d’imiter recoupe, des aptitudes et des attitudes très différentes.  B.      Trois figures principales de la mimésis   On peut dégager, en effet, trois figures principales de l’imitation. Imiter, c’est d’abord copier et par conséquent reproduire un modèle avec la perfection duquel on sait ne pas pouvoir rivaliser. L’imitation peut aussi se présenter comme une identification ou une simulation exacte d’une réalité. Dans cette optique, la mimésis désire sortir de son infériorité supposée par rapport au modèle initial et tâche même de l’égaler, voire d’occuper sa place – ce qui n’est pas sans poser problème. Enfin, imiter peut signifier produire une réalité nouvelle. La mimésis n’est plus une reproduction imparfaite, ni une identification problématique mais une production. C’est ainsi qu’Aristote met l’accent sur la mimésis dans la tragédie et l’ensemble des créations littéraires. L’imitation sort alors d’un rapport d’infériorité, d’égalité et même de comparaison avec sa source première d’inspiration. Elle devient le creuset dans lequel se crée du nouveau.  II.                  L’imitation comme copie imparfaite A.      Copie et original Imiter, disions-nous, c’est d’abord copier de façon imparfaite une réalité. Un dicton rappelle qu’on préfère toujours l’original à la copie. Une duplication de fichier ou une photocopie d’un document, même à l’aide un système élaboré, suppose toujours, en effet, une perte de définition. Ce constat a beaucoup contribué à une dépréciation de l’imitation toujours par définition approximative. Ce constat permet aussi de rapprocher l’imitation de l’image – dont on fait souvent l’hypothèse qu’elles ont une étymologie commune visible dans leur préfixe. En effet, l’imitation/copie, comme c’est le cas pour l’image, a un rapport de ressemblance et de dissemblance avec ce qui est représenté. Pourquoi de dissemblance ? L’imitation reste différente de l’imité, sinon on ne pourrait pas les distinguer : ce serait la même chose ou encore un double. L’imitation comme l’image est donc toujours imparfaite par rapport au modèle. On peut considérer comme on le fait souvent que c’est une imperfection car toute réalité se trouve ainsi mal reproduite, voire déformée.  B.      Qualité pédagogique et spirituelle de la copie imparfaite A vrai dire, ce défaut peut se révéler souvent être une qualité. Platon, par exemple, estime que contempler et admirer les beautés terrestres, ces pâles et imparfaites copies de la beauté en soi, peut permettre d’élever son esprit jusqu’à l’idée du beau et suggérer aux humains les qualités éminentes de ce qui est invisible et purement spirituel. La copie imparfaite quand elle renvoie en filigrane au modèle parfait a une valeur pédagogique. C’est pourquoi Platon multiplie les analogies, les métaphores et les mythes dans son œuvre pour parler des réalités supérieures et spirituelles qu’on ne peut décrire qu’avec ce que notre aptitude à imiter nous fournit. Dans un autre registre, un ouvrage de piété L’imitation de Jésus Christ, attribué habituellement à Thomas A. Kempis, eut un grand succès à la toute fin du moyen-âge et à la renaissance en occident et illustre aussi cette idée d’une imitation toujours imparfaite qui permet d’élever spirituellement les hommes. C.      La vérité de la caricatureCe pouvoir révélateur de la copie imparfaite est présent aussi chez les peintres caricaturistes et les humoristes imitateurs. On est étonné du pouvoir que certains ont de mettre en lumière un trait physique et/ou psychologique de la personne imitée ou caricaturée qu’on ne voyait pas nécessairement. Le miroir tendu alors peut être parfois cruel quand elle souligne par exemple les tics de langage ou de comportement d’une célébrité qu’on reconnaît tout de suite. L’imperfection d’un portrait dont les traits sont volontairement grossis révèle ainsi parfois un aspect d’une personnalité dont une certaine vérité est par là même mise à nu. D.      Un exemple musical Il arrive qu’une imitation assez caricaturale puisse se transformer en un hommage plein d’humour. Dans un morceau intitulé « Lady of the road » - clin d’œil à Abbey road rendue célèbre par les Beatles, le groupe King Crimson a imité ainsi avec brio et finalement avec une ironie très respectueuse certaines compositions du fameux quatuor de Liverpool. King Crimson met en avant le lyrisme appuyé de la mélodie, du chant mais aussi des paroles de Paul Mac Cartney, il se moque gentiment de la batterie un peu lourde de Ringo Star et s’amuse à produire un solo de guitare volontairement un peu poussif. Mais le résultat est un morceau original et plein de clins d’œil bienveillants aux Beatles, ce groupe qui a eu une influence énorme sur toute la rock music.  III.                Deux autres conceptions de la mimésis A.      Imitation et source d’inspiration L’exemple de cet hommage aux Beatles permet de comprendre que l’imitation peut conduire à une certaine identification – tant il est vrai qu’une certaine empathie et compréhension intime de ce qui est imité est souvent nécessaire pour pouvoir se glisser dans une manière d’être et de faire différente de la nôtre. Ce désir d’appropriation de la nature du modèle change le sens et la nature de l’imitation. Le morceau que nous venons d’écouter est une imitation assumée où il s’agit de créer quelque chose de nouveau en revendiquant avec humour l’influence des Beatles. Imiter consiste ici à se réapproprier quelque chose pour en faire œuvre personnelle. Cet aspect de la mimésis est aussi perceptible dans ce qu’on nomme le bio-mimétisme qui désigne l’ensemble des innovations techniques imitant des processus naturels. C’est ainsi que le radar découle de l’observation du mode de repérage et de déplacement des chauves-souris.  B.      Imitation et formationCette figure de l’imitation est au cœur des apprentissages et de toute formation, que ce soit chez enfant, l’étudiant, l’adulte mais aussi chez l’artiste en herbe. En ce sens, l’imitation ne s’oppose donc pas à l’affirmation de soi. Au contraire : force est de constater que la construction de notre personnalité passe par diverses identifications qui sont autant d’étapes importantes de notre développement. Et on n’est pas influencé de façon passive par ce qui nous entoure comme c’est le cas de Zelig, ce personnage imaginé et interprété par Woody Allen, qui est un vrai caméléon, changeant d’aspect physique et de personnalité en fonction du milieu dans lequel il vit. En réalité, le plus souvent il y a une activité de sélection, même inconsciente, des modèles et des influences en fonction de ce que l’on est et ce que l’on désire. Imiter, consiste alors à mettre ses pas dans les pas des autres pour pouvoir tracer ensuite son propre chemin.  Les peintres de la renaissance passaient ainsi un certain temps à copier les maîtres anciens pour se faire la main. Et les grands artistes savent rendre hommage aux maîtres qui les ont influencés. C’est le cas de Bach avec Jan Dismas Zelenka de Raphaël avec Bronzino ou encore du cinéaste Bruno Dumont avec Bresson et Tarkovski. Il est clair, dès lors, qu’un bon maître ne cherche pas à avoir un disciple docile mais à faire naître un nouveau maître qui peut-être un jour le dépassera ou en tout cas, produira ce que lui, son mentor, n’aurait jamais pu faire. Quand la mimésis contribue à la construction de soi et à la créativité, comme nous venons de le voir, elle n’a plus grand-chose à voir avec ces opportunistes qui retournent leur veste, en imitant de façon servile le modèle qui leur semble profitable à un moment donné. Elle est alors une aptitude tout à fait essentielle et précieuse C.      Imitation et désir d’identification L’imitation peut aussi tendre à une identification presque fusionnelle avec le modèle. C’est à première vue paradoxal. Si les deux réalités deviennent semblables, loin d’avoir une copie de ce qui est imité, on obtient un double ou un clone. Ensuite, faire tomber la frontière entre le modèle réel et l’imitation peut conduire aussi à ce qu’il n’y ait plus qu’une seule réalité donc plus rien à imiter. Dans cette perspective, le modèle est menacé, à tort ou à raison, d’être en quelque sorte éclipsé par l’imitation. Platon défendait la mimésis consciente d’être une copie imparfaite tendant aux hommes le miroir de réalités plus spirituelles mais il se méfiait d’une imitation qui voulait se faire passer pour le réel. Les trompes l’œil sont des simulacres qui montrent les limites d’une simulation du réel. Même si on peut peindre des raisins avec un réalisme saisissant, comme le fit le peintre Zeuxis[i], il est impossible de s’en nourrir. Cette imitation/ identification quand elle se développe dans les relations interpersonnelles peut générer un désir mimétique potentiellement destructeur - à savoir l’« envie », cette fascination pour un autre qu’on veut imiter qui s’accompagne du désir impétueux de prendre sa place. Le désir mimétique rappelle René Girard est ambivalent : l’admiration éprouvée pour quelqu’un peut se transformer en un désir de s’approprier de façon éventuellement violente de ce qui constitue sa personnalité. S’identifier à une personne peut conduire à lui voler en quelque sorte son identité. Les exemples de rapports difficiles entre jumeaux sont mis en valeur par René Girard qui repère dans les mythes de toutes les civilisations, des conflits terribles causés par le désir mimétique. [ii]Etrangement, cette façon de s’identifier à l’autre a un versant très positif car c’est aussi la source de toute empathie qui permet d’éprouver compassion et compréhension face aux souffrances ou aux pensées des autres. L’imitation comme désir d’identification à l’autre est donc pour le meilleur comme pour le pire.  Conclusion Nous n’avons évidemment pas la prétention d’être exhaustif au sujet de cette capacité humaine très riche qu’on nomme l’imitation. Au moins, espérons-nous avoir montré qu’il ne faut pas la sous-estimer, ni en juger trop rapidement tant il est vrai qu’elle offre des figures assez différentes et complexes mais toujours essentielles pour comprendre la nature humaine. Pour conclure, cette émission, je propose que nous écoutions une reprise par Franck Sinatra d’une chanson française bien connue qui permet d’illustrer, je crois, le pouvoir de renouvellement et de créativité de la mimésis :     Virgules musicales 1. Cinematic widescreen : “The final look” dans l’album Crowander 2. King Crimson : “The lady of the road” dans l’album Island3. Franck Sinatra : « My way », reprise de la chanson « Comme d’habitude »,  interprétée par Claude François. [i] Pline l’ancien : Histoire naturelle. [ii] David Cronemberg en a fait un film  Faux semblants.  
10/6/202415 minutes
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L'Instant Philo - Religion, superstition et spiritualité

Religion, superstition et spiritualité                                                                                     Emission du dimanche 19 mai 2024Illustration tirée du film de Tarkovski : Andréi Roublev                                                                                                             L’instant philo     Religion, superstition et spiritualité                                     Emission du dimanche 19 mai 2024 Quand on parle de religion, on a tendance à partir de ses propres croyances et pratiques et de les ériger en modèle. Ainsi, définit-on souvent en Occident, la religion comme la croyance en un Dieu. On oublie alors que le monothéisme ne constitue qu’une des multiples manifestations du religieux. Le polythéisme, par exemple, n’est pas une croyance tombée en désuétude qui serait typique de l’antiquité grecque et romaine. L’hindouisme de nos jours est, en effet, fort de plus d’un milliards d’adeptes. Le même préjugé nous laisse déconcertés face aux religions où la notion de divinité est largement absente, à l’instar du bouddhisme ou de l’animisme. La perspective qu’on adopte souvent dans notre appréhension du religieux conduit à repousser les cultes différents du nôtre, soit du côté de la superstition, de l’hérésie ou de la naïveté supposée des anciens ou d’autres peuples, soit – et c’est plus positif - du côté, de la spiritualité comme c’est le cas pour le bouddhisme, le confucianisme ou le taoïsme. Notre jugement est faussé. Ensuite, une fois ce premier obstacle repéré, un autre se présente, peut-être encore plus redoutable. Car il n’est vraiment pas facile de trouver un dénominateur commun à toutes les pratiques religieuses déjà nommées, surtout si on ajoute le totémisme, l’énigmatique religion égyptienne, le chamanisme, les rites sacrificielles des Aztèques, le shintoïsme – et la liste n’est pas exhaustive. Peut-on vraiment trouver une définition de la religion qui puisse s’appliquer à toutes ces différentes croyances ? Et si c’est le cas, doit-on les considérer toutes à égalité ? Ou bien faut-il introduire des distinctions, voire une hiérarchie entre elles ? I. Des définitions peu satisfaisantes de la religion A. L’impasse de l’étymologie   Le terme « religion » viendrait  du verbe latin religare qui signifierait d’après Lactance, un théologien chrétien soucieux de prosélytisme, « relier », « rassembler ». Rassembler quoi ? Les hommes entre eux, pour les uns. Les hommes à Dieu pour d’autres. Parfois les deux. Toutefois, d’après le Gaffiot, dictionnaire de référence pour le latin, cette étymologie n’est pas fiable. Certains vont alors rapprocher religio du latin relegere – reprendre avec soin, traiter avec scrupule ou encore– ce qui vaut seulement pour les religions du livre - relire avec grande attention. Saint Augustin commente à plusieurs reprises ces deux étymologies[i], sans trancher car il ne porte pas une si grande attention à ces considérations. A raison car cette piste semble ne mener que là où on veut aller et elle ne permet pas de dégager une définition satisfaisante et globale du fait religieux.   B. La religion et le sacré   Présenter la religion comme une expérience du sacré à la manière de Mircéa Eliade, est peut-être plus éclairant ? Le sacré, réalité absolue et transcendante, censée être source de tout, est objet d’un respect qui commande habituellement attitude humble et silencieuse. Par opposition, le profane est tout ce qui est à notre modeste mesure et n’exige pas un comportement spécifique. Le sacré, parce qu’il nous échappe par définition et est mystérieux, est une notion problématique. Mircéa Eliade estime en plus que les êtres profanes peuvent être le lieu d’une manifestation du sacré. En  brouillant ainsi la frontière entre sacré et profane, il ne facilite pas la tâche. Si on ajoute à cela que sacrifice signifie « rendre sacré », qu’est jugé ainsi « sacré » ce pour quoi on est capable de sacrifier sa vie comme la révolution, la patrie, l’honneur ou encore un idéal, on voit que le sacré, comme le rappelle René Girard[ii], est souvent associé à la violence et n’est pas toujours lié directement au religieux. René Girard distingue d’ailleurs les religions sacrificielles de celles qui ne le sont pas. Ces considérations nous amènent à conclure que le sacré n’est pas un bon critère pour définir la religion en général.                                         II. Une définition descriptive et suffisamment générale ?A.     La formulation   Peut-être qu’une définition descriptive de la religion a plus de chance d’être satisfaisante ? Examinons celle que l’historien Yuval Noah Harari[iii] a proposée dans Sapiens,  un livre qui date d’une dizaine d’années: « la religion – écrit-il -est un système de normes et de valeurs humaines fondé sur la croyance en un ordre surhumain. »       B. Commentaires Surhumain mais pas surnaturel. Précision importante car un ordre surnaturel, souvent associé aux notions de divin ou de sacré est, par définition, inconnaissable. Sans compter qu’on est très embarrassé quand on veut expliquer comment le surnaturel peut avoir un effet sur Terre. Parler d’un ordre surhumain, par contre, est rationnel. Les lois de la nature en physique ou encore les règles du raisonnement en sciences formelles s’imposent à nous et constituent deux ordres surhumains. Toutefois, les scientifiques ne déduisent pas de ces ordres un ensemble des normes comportementales et morales. Ensuite, des systèmes de normes comme les règles du jeu dans le football ou les échecs n’ont pas besoin de la foi en un ordre surnaturel. Le droit, les lois et les constitutions politiques découlent aussi de décisions humaines. Harari remarque «  comme nous l’ont prouvé les tout derniers siècles, nous n’avons aucun besoin d’invoquer le nom de Dieu pour mener une vie morale. La laïcité peut nous offrir toutes les valeurs dont nous avons besoin.»[iv].                                                         La spécificité de la religion est donc de tirer d’un ordre surhumain présenté dans un récit, tout un système de rituels, interdits, cultes spécifiques et critères éthiques qui valent pour l’ensemble des croyants. C. La confusion de deux ordres et l’aspect politique de la religion.   Une remarque du philosophe et économiste Friedrich Hayek va permettre de distinguer « ordre humain » et ordre surhumain et de dégager la dimension religieuse de certaines doctrines politiques. Hayek[v] distingue en effet les organisations, productions humaines dont l’origine et la responsabilité humaine est clairement identifiable à l’exemple d’un défilé militaire, des ordres qui sont productions collectives où l’enchevêtrement des actions d’une multiplicité de personnes différentes nous rend incapable de savoir qui en a décidé : c’est tout le monde et personne. Parmi les exemples de ces ordres spontanés et involontaires que les collectivités humaines produisent, il y a les langues dont l’évolution et la formation ne peuvent être rapportées à des personnes précises mais aussi la marche imprévisible de l’histoire ou encore, pour beaucoup de penseurs libéraux dont Hayek fait partie, le marché. Il y a ainsi des ordres humains qui nous dépassent et que nous pouvons d’une certaine manière sacraliser et confondre avec un ordre surhumain. C’est le cas de ceux qui font de la croyance dans le marché, censé apporter abondance et richesse à tous, un acte de foi dont découlent certaines politiques et normes à respecter par les instances internationales, les états et les citoyens. Pour Harari, certaines versions du communisme qui partent de la croyance en des lois de l’histoire censé aboutir nécessairement à plus d’égalité et en déduisent un ensemble de normes de comportement politique et individuel, sont également des religions.   Présenter la religion comme « un système de normes et de valeurs humaines fondé sur la croyance en un ordre surhumain. » semble donc bien rendre compte de l’ensemble des croyances. Cela éclaire même certains aspects religieux du politique qui se manifestent quand on confond ordre humain spontané et collectif et ordre surhumain.   III. Religion et spiritualité                                                                                            A.     La religion : un marché ou une aventure spirituelle ? Cette définition générale n’empêche pas toutefois de poser des distinctions entre les religions. Certaines relèvent, pour Harari, d’une sorte de marché ou de contrat passé entre le croyant et l’institution à laquelle il adhère : « obéissez et appliquez les lois et vous obtiendrez le salut ». D’autres pratiques religieuses, selon lui, peuvent être placées du côté d’une aventure spirituelle où l’on s’interroge sans tabous, ni dogmatisme sur le sens de la vie et sur les valeurs qui doivent nous guider. Il écrit ainsi : « Nombre de systèmes religieux ont été défiés non pas par des profanes avides de nourriture, de sexe et de pouvoir, mais par des personnes en quête de vérité ». Dans les exemples qu’il fournit, il y a « la révolte protestante contre l’autorité de l’Église catholique » qui « a été déclenchée par un moine pieux et ascétique, Martin Luther. Ce dernier réclamait des réponses aux questions existentielles de la vie et refusait de s’en tenir aux rites, rituels et marchés qu’offrait l’Église. [vi]» On se souvient à cet égard que Luther était scandalisé par la vente d’indulgences par L’Eglise qui étaient censées permettre aux riches d’écourter leur séjour au purgatoire et d’accéder plus vite au paradis. B.     Religion statique et religion dynamique          Alors, retrouve-t-on les tensions signalées au début, qui conduisait pour définir la religion à lui faire une place spécifique en la distinguant de la superstition et de la spiritualité ? Pas vraiment car Harari estime avec l’exemple de Luther que la spiritualité peut revitaliser de l’intérieur une religion trop centrée sur des visées utilitaires. L’inspiration d’une thèse d’Henri Bergson[vii] se fait sans doute sentir. Pour Bergson, le fait religieux en effet oscille entre deux pôles. Un pôle statique, soucieux de la satisfaction des intérêts concrets avec notamment des pratiques magiques, parfois sacrificielles et politiques - et un pôle dynamique et créatif qui renvoie à des interrogations fondamentales et à une quête spirituelle que Bergson associe au mysticisme. C.     Deux tendances coexistent dans le fait religieux. La religion semble donc être une réalité dans laquelle deux tendances bien différentes peuvent coexister. En proposant cette distinction non exclusive entre religion et spiritualité et en défendant, on s’en souvient, la possibilité d’une haute moralité des incroyants, Harari arrive à contourner, grâce à une position qu’on pourrait qualifier sans doute de laïque, un des obstacles que l’on rencontre souvent quand on cherche à définir la religion, à savoir qu’il faudrait prendre sans nuance position pour ou contre. Au fond, il ne s’agit pas de croire ou de ne pas croire à la religion. Il ne s’agit pas de la louer, ni de la condamner – du moins tant qu’elle ne cherche pas à imposer ses normes et ses valeurs avec violence. Mais il faut plutôt tâcher de comprendre cette réalité humaine importante et multiforme. Telle est, je crois, sur ce sujet, la position la plus authentiquement spirituelle. Virgules musicales tirées de la chanson de Murray Head : « Say it ain’t so, Joe »   [i] Par exemple dans La cité de Dieu, X,3 ( de 410 à 426) [ii] La violence et le sacré, 1972. [iii] Sapiens, une brève histoire de l’humanité, chap. 12, La loi de la religion. 2011 [iv] 21 leçons pour le XXIe siècle, 2018 [v] Droit, législation et liberté. T.I. Règles et ordre, 1973 [vi] Idem [vii] Les deux sources de la morale et de la religion, 1932
5/19/202414 minutes, 44 seconds
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L'Instant Philo - De quoi l’éco-anxiété est-elle le nom ?

De quoi l’éco-anxiété est-elle le nom ? Illustration : un dessin de Jérome Sirou que nous remercions chaleureusement. « L’instant philo »                                                                             Emission du dimanche 24 mars 2024                              De quoi l’éco-anxiété est-elle le nom ?Une étude publiée en 2021, par The lancet, une revue médicale hebdomadaire britannique, indique que 59% des 10 000 jeunes de 16 à 25 ans issus de dix pays bien différents se disent très ou extrêmement préoccupés par le changement climatique. En France, la même année le baromètre Ademe indique que deux tiers des français estiment que les conditions de vie vont devenir extrêmement pénibles à cause des dérèglements climatiques[i]. Ces  indications statistiques témoignent d’une vraie inquiétude chez nos contemporains face à la question écologique. Le terme «’éco-anxiété » est présenté justement comme ce qui permet de désigner cet ensemble tout à fait inédit de sentiments et d’affects liés aux inquiétudes engendrées par la prise de conscience des graves menaces qui pèsent dorénavant sur notre planète. Ce néologisme vient de l’anglais – « eco-anxiety » qui a été recensé dès 1990 dans le Washington post.[ii] L’expression « éco-anxiété » ne devient vraiment très présente dans les médias en France qu’à partir de 2019 et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle a connu dès lors un vrai succès. Cette désignation soulève toutefois bien des interrogations. Se préoccuper des fortes perturbations qui affectent notre planète ne signifie pas automatiquement être éco-anxieux. Pourquoi mettre en avant la seule anxiété ? D’autres affects, vecteurs de réactions comportementales plus constructives, peuvent être présents dans la conscience de la situation actuelle, à l’instar de l’indignation ou du désir de s’engager. Avons-nous affaire, comme le soulignent bien des analyses, à une appellation qui tend finalement à réduire la question de l’urgence écologique à la psychologie, voire à un problème de santé mentale ? Parler d’éco-anxiété, ne serait-ce pas ainsi chercher à dépolitiser la question écologique en détournant l’attention des responsabilités qu’on peut établir dans la production de ces désastres ainsi que dans l’inaction qui aggrave les difficultés? Ou bien s’agit-il là d’une expression certes maladroite, qui tâche de rendre compte d’une importante épreuve existentielle qui serait le passage obligé pour devenir lucide face aux défis inédits et impressionnants de notre époque ? L’éco-anxiété ne serait-elle pas alors une étape à franchir pour pouvoir ensuite inventer des réponses politiques adaptées à la crise mondiale à laquelle nous avons affaire? Dans cette perspective, sera-t-elle un obstacle à contourner ou bien un tremplin pour aller plus loin ? En tout cas, la question se pose : de quoi l’éco-anxiété est-elle le nom ?I.             Analyse critique de la notion d’éco-anxiété A.    Trois facteurs à prendre en considération pour analyser l’éco-anxiété Le mot composé « éco-anxiété » met en avant d’abord un état affectif et subjectif – l’anxiété - qui relève de l’analyse des émotions, de la psychologie morale, voire de la psychiatrie. C’est ainsi qu’en 2017, l'American Psychology Association a défini l’éco-anxiété comme “la peur chronique d'un désastre environnemental en cours ou futur”. L’éco-anxiété présente également un versant externe, objectif et très concret avec son préfixe « éco » - du grec oikos désignant la maison ou le foyer -  l’anxiété vient du fait que notre maison commune – la Terre – est gravement menacée par le changement climatique, les effets mortifères de la  pollution sur les écosystèmes et la disparition de nombre d’espèces animales et végétales. Au début du siècle (2003) Glen Albrecht, un philosophe australien a inventé un nouveau terme « la solastalgie ». La nostalgie désigne la tristesse poignante d’avoir perdu son pays ou bien une réalité qui nous est chère, la solastalgie désigne la souffrance de voir son cadre de vie quotidienne disparaître peu à peu sans pourtant l’avoir quitté. On constate avec angoisse que, d’une certaine façon, notre « oïkos », notre foyer n’en est plus : ce n’est plus un havre de paix, ni un refuge car il perd ce caractère protecteur qu’on lui confère habituellement. Nous avons ainsi un peu le sentiment de nous retrouver SDF dans notre propre habitation.  D’où quand on généralise cette expérience, l’idée effrayante que notre civilisation actuelle s’effondre avec pertes et fracas, voire, in fine, que la survie de notre espèce soit compromise. Cette sourde angoisse enveloppe évidemment les décisions et activités qui l’ont engendré et qui, malheureusement, continuent à sévir. La responsabilité humaine en cette affaire est massive et  accablante. La conjoncture actuelle très inquiétante, ses causes et les affects qu’elle produit quand on en prend conscience sont les trois facteurs qu’il faut garder à l’esprit pour se demander de quoi l’éco-anxiété est le nom. B.    L’anxiété n’est pas la seule réaction affective face aux défis écologiques  1)    Pourquoi l’anxiété ?  L’inventaire des émotions liées au climat.En effet, quand on maintient cette vision globale, on peut être étonné que la perception des défis écologiques soit surtout associé dans les médias mainstream à l’anxiété – c’est-à-dire à un sentiment négatif qui, soulignons-le, relève très souvent d’un traitement psychothérapique. Pourtant l’éco-anxiété n’est pas reconnue officiellement comme une pathologie - et c’est heureux tant il semble tout de même sain et normal face aux catastrophes déjà en cours, de ressentir de l’effroi. Mais pourquoi parler principalement de l’anxiété ? On aurait pu mettre en avant d’autres ressentis. Un outil élaboré pour étudier et objectiver les émotions liées au réchauffement climatique : l’inventaire des émotions liées au climat (Inventory of climate emotion (ICE)) en apporte la confirmation. Cet inventaire propose un instrument d’auto-évaluation qui comprend pour les émotions à recenser les entrées suivantes : la colère, le dédain ou mépris, l’enthousiasme, l’impuissance, la culpabilité, l’isolement, l’anxiété et le chagrin. [iii] 2)    CommentairesOn remarque que la palette des réactions émotionnelles au changement climatique proposée ici est riche. La notion d’éco-anxiété parait, par contraste, réductrice et appauvrissante puisque ce n’est qu’un affect parmi d’autres. Examinons rapidement les émotions listées dans cet inventaire. Dédain ou mépris sont des modalités du déni qu’un changement climatique global dû aux activités humaines peut engendrer à cause de son aspect totalement inédit et stupéfiant. L’enthousiasme quant à lui montre que l’ampleur du phénomène et de ses conséquences n’est pas toujours comprise : certains voient surtout qu’ils pourront aller plus souvent se faire bronzer et bénéficier d’un climat plus chaud tout au long de l’année. Politique de l’autruche ? On peut le penser. L’inventaire montre qu’on peut aussi éprouver un sentiment d’impuissance et d’isolement : les individus peuvent être évidemment accablés par une situation qui semble aussi terrifiante que fatale. Et quand on constate que le milieu de vie qu’on a connu dans son enfance avec les animaux, les insectes et une nature florissante est en train de disparaître, un profond chagrin qui ressortit d’un deuil à faire d’un paradis perdu peut nous étreindre. On retrouve ce que Glen Albrecht nomme la solastalgie. On comprend alors que l’anxiété et l’angoisse – deux termes à la même étymologie -peuvent commencer aussi à nous hanter sournoisement. Enfin, des sentiments moraux peuvent se faire jour car il y a des responsabilités à établir et des causes à dégager dans cet état de fait très dégradé. D’où la culpabilité au sujet du consumérisme tous azimuts qui a été le fait de toute une génération à laquelle on appartient parfois. Dans ces réactions d’indignation, on trouve aussi colère face aux divers responsables du désastre et d’une coupable inaction climatique. II.           La révolte et la colère    A.    Eco-anxiété ou éco-terrorisme ? Pourquoi, en effet, la colère, la révolte ou le désir de réagir ne sont pas davantage mis en avant dans les médias ? S’agirait-il de détourner l’attention de sentiments qui poussent à l’action et à l’activité plus militante et de tenter de cantonner la prise de conscience des menaces actuelles à une subjectivité plus passive, plus isolée et pitoyablement souffreteuse ? Les états d’âme des écologistes, selon certaines analyses caricaturales malheureusement pas si rares, oscilleraient entre d’un côté une lamentation désolée qui peut se dérouler en boucle qu’on peut être amené à placer du côté de la psychiatrie –l’éco-anxiété - et de l’autre, une colère irrationnelle que d’aucuns désignent sous l’appellation douteuse d’éco-terrorisme. Dans les deux cas, on note la présence d’un vocabulaire volontairement dénigrant que l’on trouve aussi chez ceux qui parlent d’ « écologie punitive » comme si le productivisme actuel n’était pas, lui aussi, « punitif ». Les quelques millions de morts dans le monde à cause de la pollution et les réfugiés climatiques qui finissent tragiquement noyés dans la méditerranée montrent qu’Il est même mortifère et violent. B.    Etre éco-furieux selon Frédéric LordonC’est pourquoi Frédéric Lordon refuse de se dire éco-anxieux et revendique le statut d’éco-furieux ![iv] Car l’éco-anxiété propose une présentation psychologisante dans les médias de la prise de conscience écologique. Pour Frédéric Lordon, c’est là une stratégie néo-libérale de dépolitisation de la question qu’on déconnecte implicitement de la situation catastrophique et de toute explication causale pour privilégier les états d’âme des individus. Etre éco-furieux consiste dès lors à envisager les défis écologiques de façon politique en mettant en avant des actions collectives pour se révolter contre une situation qu’il est possible de faire évoluer de façon écoresponsable et mobiliser les citoyens, de plus en plus conscients des problèmes, dans des dispositifs alternatifs à une manière de vivre et d’administrer les choses et les hommes qui nous conduit directement dans le mur. Un collectif comme Extinction-rébellion illustre assez bien l’attitude des éco-furieux dont Lordon fait l’éloge.  Une chose est claire : ce n’est pas l’anxiété qu’il faut soigner mais les problèmes écologiques qu’il faut attaquer, en dénonçant ceux qui entravent toutes les solutions qui peuvent être de vrais remèdes à la situation. On peut comprendre ainsi la colère à l’encontre de ces décideurs - Etats, industries et compagnies - qui ont pollué sans vergogne, extrait des ressources en dégradant gravement l’environnement et qui ne s’arrêtent toujours d’ailleurs pas de le faire. III.          L’éco-anxiété : une étape nécessaire pour une prise de conscience écologique ? A.    Un sens large du mot « éco-anxiété. Ces critiques sont importantes mais elles n’épuisent pas, je pense, le sujet. Il semble donc opportun de se demander ce que peut encore nous apprendre l’analyse de cette notion d’éco-anxiété. N’est-elle pas, en effet, le nom finalement d’une réalité au spectre plus large que ce qu’elle annonce – à savoir un affect complexe et perturbateur qui mélange notamment de l’anxiété mais aussi du chagrin, de la mauvaise conscience, et de la colère. Définie ainsi on comprend qu’elle soit devenue un état d’esprit qui se propage à toute l’humanité confrontée aux mêmes difficultés. Ce n’est plus tant un  problème psychologique individuel qu’une réalité sociale et même mondiale. C’est pourquoi qu’elle peut présenter l’intérêt de réveiller les subjectivités qui sont dans la désinvolture consumériste et hédoniste. Le rappeur Orelsan décrit très bien cet effet de l’éco-anxiété prise dans un sens plus large. L’expression d’éco-anxiété montre aussi que face aux graves problèmes écologiques, le climato-scepticisme décomplexé devient impossible.Car elle est le signe d’une compréhension, même faussée et imparfaite, d’une réalité qu’on ne peut plus cacher. Le 18 mars dernier à Rio de Janeiro prise dans une vague de chaleur, la température ressentie est montée à 62, 3 degré : difficile ensuite d’affirmer sérieusement qu’il n’y a pas de dérèglement climatique …  B.    Aspect mobilisateur de la peur ? Certains théoriciens de l’écologie[v] estiment que l’anxiété et la peur sont de puissants leviers pour mobiliser les citoyens, les politiques et les scientifiques dans la lutte contre les causes des problèmes écologiques.  Peut-être. Cependant, comme toutes les formes plus ou moins intense de peur, l’éco-anxiété peut faire obstacle à un comportement adapté aux défis auxquels nous sommes confrontés, en conduisant au déni ou à la paralysie. La situation est tellement grave et effrayante qu’elle peut conduire à la dépression[vi]. Une partie non négligeable des personnes qui ont été interrogées sur leur réaction émotionnelle face au changement climatique se disent incapable de poursuivre une vie normale et une activité professionnelle tellement elles se sentent mal.  ConclusionSi l’aspect mobilisateur de l’éco-anxiété n’est pas évident, il semble qu’elle constitue toutefois très souvent une étape nécessaire, aussi éprouvante soit-elle, pour arriver à une prise de conscience des problèmes aussi inédits que graves que nous avons à affronter. En tout cas, tenter de mieux saisir comment la psychologie humaine se comporte face à un défi inédit et périlleux, c’est ce à quoi nous a conduit l’analyse de l’éco-anxiété. C’est une tâche tout à fait importante. Car elle permet de mieux comprendre quelle disposition d’esprit peut être propice à une action écologiquement efficace et constituer un vecteur de transformation salutaire de notre rapport au monde. Virgules musicales : Mickey 3 D : « Respire »,  Assassins § Rockin Squat officiel : « L’écologie : Sauvons la terre », Orelsan : « Baise le monde »[i] Voir le numéro spécial de Socialter : Etes-vous éco-anxieux ? 2022 Notamment article de Laelia Benoit: « Ne vous laissez pas polluer par la négativité ».  [ii] Idem. [iii] Ibidem [iv] https://www.youtube.com/watch?v=CrKmxPkV2jY&t=1s [v] Par exemple Hans Jonas qui parle de l’heuristique de la peur dans Le principe-responsabilité : une éthique pour une civilisation technologique. [vi] Corine Pelluchon : L’espérance, ou la traversée de l’impossible, 2023. 
3/24/202418 minutes, 3 seconds
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L'Instant Philo - Violence et Histoire

L’instant Philo                    Violence et histoire                 Emission du dimanche 28 janvier 2024 Illustration : photo de Robert CapaIntroduction  Quand on ouvre un manuel d’histoire, on est souvent frappé par l’omniprésence de la violence. Est-ce un hasard si les livres des premiers historiens grecs décrivent des guerres : guerres médiques pour Hérodote[i] et guerre du Péloponnèse chez Thucydide ? Les conflits actuels qui sont en plus lourds de la menace d’un usage d’armes de destruction massive, semblent confirmer ce constat. Conflits meurtriers, guerres civiles, coups d’état,  révolutions, révoltes, jacqueries et manifestations souvent réprimées dans le sang semblent scander toutes les époques. Comme Macbeth dans la pièce éponyme de Shakespeare nous pourrions en conclure, de façon désabusée, que l’histoire est « un récit plein de bruit et de fureur raconté par un fou n’ayant aucun sens ». [ii] Au demeurant, Robert Muchembled dans son Histoire de la violence de la fin du moyen-âge à nos jours souligne qu’en Occident, il y a 100 fois moins de meurtres qu’il y a sept siècles. Et la possibilité qu’une guerre éclate entre pays européens occidentaux – Allemagne, France, Italie, Espagne, etc. – est devenue nulle depuis plus d’une cinquantaine d’années. Cet adoucissement des mœurs ne signifie pas que les violences qui persistent soient négligeables et moins graves comme le montrent les violences au sein des familles – principalement celles faites aux femmes et aux enfants. Dans une société pacifiée, elles attirent plus l’attention. C’est une bonne chose pour qu’on puisse lutter contre elles. Ensuite, les actes terroristes trouvent dans des sociétés grandement pacifiées, une puissance de résonnance médiatique peut-être disproportionnée. Les 25 000 victimes du terrorisme dont la plupart se trouvent hors d’Europe (Afghanistan, Irak, Pakistan, Syrie, Nigéria)  frappent fortement les esprits dans une situation de plus grande sécurité alors qu’au regard par exemple des 3,5 millions de décès liés à une surconsommation de sucre ou aux 7 millions de morts par an dus à la pollution de l’air, cela semble objectivement moins inquiétants. Ce type de comptabilité macabre auquel il est difficile d’échapper ne cherche évidemment pas à minimiser les horreurs du terrorisme. Elle montre que la violence est perçue plus par le prisme subjectif et collectif de la peur que par le caractère objectif des risques encourus.[iii] Notre rapport à la violence est donc loin d’être simple. Je n’ai pas la prétention d’en faire une analyse exhaustive et précise. Il y aurait fort à faire en ces temps où confusion managériale et politique, mondialisation néo-libérale et « hystérisation »  parfois ahurissante des débats médiatiques, brouillent souvent les pistes. Mon propos est d’arriver à prendre un peu  de recul et proposer quelques pistes : comment penser en général le rapport entre l’histoire humaine et cette violence qui finit d’ailleurs, compte tenu de la puissance de nos technologies, par affecter gravement les autres vivants et perturber toute la biosphère ?  I.             Définition de la violence entre humains La violence est d’abord pensée comme une relation entre humains. Elle désigne tout comportement dont le but est de soumettre une personne ou un groupe à sa volonté en recourant à la force. Pour André Comte-Sponville, la Violence est « L’usage immodéré de la force. Elle est parfois nécessaire – la modération n’est pas toujours possible. Jamais bonne. Toujours regrettable, pas toujours condamnable. Son contraire est la douceur – qu’on ne confondra pas avec la faiblesse qui est le contraire de la force. »[iv] Si la violence n’est jamais bonne, il faut sûrement s’efforcer de la limiter. Instruit par l’exemple et les réflexions du Mahatma Gandhi sur l’efficacité possible mais aussi sur les limites de la non-violence, tâcher de « substituer de plus en plus dans le monde la non-violence efficace à la violence »[v] est un programme qui paraît souhaitable. Il n’est pas toujours possible de le mener à bien – notamment quand il faut se défendre. Il serait naïf de croire qu’on peut toujours pratiquer La douceur avec bénéfice. Gandhi, lui-même considérait que la non-violence ne convient pas à toutes les situations. S’il a pris cette option pour libérer l’Inde du colon britannique, c’est qu’il estimait ça pouvait marcher. Les mœurs et la religiosité des indiens, la montée en puissance des médias et la sensibilité du Royaume Uni à son image internationale, sont des paramètres que Gandhi a pragmatiquement pris en compte dans sa stratégie politique qui fut couronnée de succès. Si ces conditions n’avaient pas été réunies, il aurait utilisé l’usage de la force. D’ailleurs, l’Etat indien qu’il a institué, revendiquait classiquement le monopole de la violence légitime avec armée, forces de maintien de l’ordre et système pénal.  La non-violence mais aussi la douceur sont parfois vaines. Et la violence, qui n’est jamais une bonne chose dans l’absolu, est dans bien des cas  légitime. II.           Violence et situation. Impossible dès lors de réduire la violence à une simple relation entre humains dont l’un serait immoral car plein de mauvaises intentions dominatrices et l’autre, simple victime. Le premier inconvénient d’une perspective strictement morale sur la violence est de mal prendre en compte  la force des choses. La violence, sans l’excuser totalement, doit le plus souvent être située dans un contexte particulier.  Prenons l’exemple de La guerre qui est selon Carl Von Clausewitz[vi] : « l’usage de la force armée pour contraindre son adversaire à se soumettre à sa volonté ». Dans ce cas, les mauvaises intentions sont patentes, la responsabilité des politiques qui déclarent les hostilités clairement établie. La paix semble évidemment toujours préférable, même si elle n’est pas toujours possible. Parmi les trois calamités qui menacent l’humanité - la famine,  les épidémies et la guerre  - cette dernière a la particularité d’être toujours initiée par les humains. Toutefois, une chose le plus souvent est la cause déclenchante de la guerre qui relève d’une décision humaine, autre chose les causes – économique, géopolitiques ou autres - qui ont conduit à la déclaration de guerre. On sait qu’il y a des situations plus propices aux guerres que d’autres. Et les guerres défensives illustrent parfaitement  qu’on puisse utiliser la violence, non par mauvaise volonté mais parce qu’on est entraîné par la force des chosesEn droit, on considère aussi qu’il existe dans la légitime défense, des circonstances qui conduisent à acquitter quelqu’un qui, pourtant, a parfois tué. Enfin, chez les penseurs modernes de la violence, l’origine des premiers actes meurtriers sont toujours placés dans une situation qui en donne le cadre et une explication. Chez Thomas Hobbes[vii], la situation d’égalité stricte dans l’état de nature nourrit, selon lui, rivalité, orgueil, méfiance mutuelle et croyance que la solution finalement est d’éliminer l’adversaire avant qu’il ne cherche à vous éliminer. Rousseau pense lui que c’est avec le développement des sociétés boostées par l’invention de l’agriculture et de la métallurgie que les choses s’enveniment. Au début, l’espèce humaine n’est pas particulièrement belliqueuse selon Rousseau car les hommes sont d’abord assez solitaires et leur égoïsme naturel est freiné par un sentiment de pitié. Ensuite, les premières sociétés fondées par le besoin sont surtout des lieux d’épanouissement des humains. La violence entre hommes suppose pour le philosophe de Genève, une grande richesse mal répartie, une possession mal assurée et un amour-propre nourri d’une comparaison de sa situation personnelle avec celle des autres. Tout cela  s’est mis progressivement en place dans l’histoire et a abouti à une sorte de guerre de tous contre tous dans le contexte particulier du troisième stade de l’état de nature[viii]. III.          Violence et politique  1)   Responsabilité personnelle et abandon de la justice sociale. En rester à une définition de la violence définie comme un face à face entre humains sans tenir compte de la situation serait aussi une conception culpabilisante, justifiant surtout l'absence de toute prise en charge des difficultés collectives qui peuvent conduire à la pauvreté, à la famine[ix], à des problèmes de prise en charge des problèmes de santé, notamment lors d’épidémies – voire à la guerre. Dans la fiction d’un individualisme moral radical pour lequel la responsabilité personnelle expliquerait tout, nos conditions de vie viendraient de ce que nous avons fait. Si vous êtes en difficulté, il faudrait toujours se demander ce qui vous a amené dans vos choix de vie à cette situation. La violence et la misère de la situation humaine est ainsi associée à l’histoire personnelle. Tout le reste qui nous détermine et nous définit est négligé. Or nous sommes les héritiers d’une longue histoire à la fois familiale et collective, les citoyens d’un état qui a sa coloration politique et une espèce animale placée sur terre et soumise aux lois et conditions qui président à la vie sur notre planète. Nous ne sommes pas des particules élémentaires mais des êtres inscrits dans une collectivité et une histoire. Cette théorie du « one self made man » propose un constructivisme individualiste qui est un déni violent de toute détermination sociologique, historique, biologique ou physique et un refus de toute nécessité d’une politique pragmatique inspirée par le souci de justice. Les conséquences sont lourdes : il y a 10 ans de différence d’espérance de vie en moins en moyenne  pour un citoyen des USA par rapport à un citoyen français : la libre circulation des armes, une industrie agro-alimentaire peu soucieuse de la santé des consommateurs et surtout l’absence d’un système de sécurité sociale vraiment performant expliquent en une très grande partie cette différence. La situation dans laquelle on est en échec et en souffrance n’est donc pas simplement liée à la force des choses – même si le hasard peut nous placer sous l’épée de Damoclès d’une maladie génétiquement transmise - ni à notre seule responsabilité, même si notre comportement détermine en partie ce que nous sommes devenus, c’est parfois une conséquence de politique publique défaillante ou peu soucieuse de l’intérêt commun. 2)   les trois violences selon Don Helder Camara Don Helder Camara, cet évêque brésilien décédé en 1999 et connu pour sa lutte contre la pauvreté estimait qu’"il y a trois sortes de violence. La première, mère de toutes les autres, est la violence insttutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et  les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d'hommes dnas ses rouages silencieux et bien huilés. La seconde est la violence révolutionnaire qui naît de la volonté d'abolir la première. La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d'étouffer la seconde en se faisant l'auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui engendre toutes les autres. Il n'y a pas de pire hypocrisie de n'appeler violence que la seconde, en feignant d'oublier la première qui la fait naître, et la troisième qui la tue. " IUne certaine influence du marxisme est bien présente pour qui la lutte des classes et les rapports de force permettent de mieux saisir l’histoire humaine chez ce dignitaire catholique. Don Helder Camara distingue comme Marx plusieurs sortes de violences politiques. Il y a la violence de la classe dominante avec l’injustice institutionnelle et la répression de tout ce qui menace l’ordre. Il y a la violence révolutionnaire du peuple subissant l’injustice – comme on a pu le voir lors de la révolution française contre les représentants d’un ancien régime hérité en partie du moyen-âge. Selon Marx : « la violence est l’accoucheuse de toute vieille société qui en porte une autre dans ses flancs » [x]  Toutefois, Marx voit dans cette violence de la révolution française un moyen pour « accélérer et forcer le passage du mode de production féodal au mode de production capitaliste et abréger les phases de transition.» [xi], autrement dit, pour mettre en harmonie système politique et puissance économique de la bourgeoisie. Le régime communiste – modèle idéal pour Marx, ne sera possible qu’avec une autre révolution qui fera éclater les contradictions entre rapports de production et forces de production et mettra un terme à l’exploitation. Don Helder Camara avait affaire à un système capitaliste brésilien avec ses cruelles particularités et il soutenait pragmatiquement toute révolte permettant de faire reculer la pauvreté, sans aller jusqu’à soutenir une révolution communiste. Dans ce cas, la violence contestataire, loin d’être destructrice ou « terroriste » est ce qui permet d’établir – du moins en théorie – un ordre plus juste, en tout cas, de combattre un ordre injuste.                                                                         Conclusion Après ces quelques pistes qui viennent d’être modestement indiquées, une remarque de Machiavel va nous permettre de conclure. Machiavel[xii] estime que tout politique doit savoir user de la violence et de la ruse qui sont les deux moyens de conserver le pouvoir et d’obtenir du citoyen une attitude qu’il n’adopterait pas spontanément de bon cœur. Tout politique doit être lion et renard. La ruse ultime est de dénoncer chez l’autre la violence qu’on utilise soi-même : il y a ainsi dans l’histoire bien des lions qui se font renard afin de dénoncer hypocritement la violence des autres lions. La vraie question est de se demander quel régime politique juste nous permettra de vivre en paix entre humains et en harmonie avec les autres vivants sur terre, sachant que ceux qui seront au pouvoir devront être nécessairement à la fois lion et renard. Toutefois, la situation a changé d’une façon que Machiavel ne pouvait pas imaginer, le lion est arrivé à un moment de son histoire où il peut certes faire violence aux loups qui le menacent mais il peut aussi se détruire lui-même et l’ensemble de ses congénères du fait de la puissance de destruction massive dont sa mâchoire et ses griffes sont maintenant pourvues. Virgules musicales : Les morceaux « Chop Suey », « Aerials » et « B.Y.O.B. » du groupe System of a down [i] Hérodote, Histoires [ii] Shakespeare, Macbeth, acte 5, scène 5. « It’s a tale told by an idiot full of sound and fury, signifying nothing.” [iii] Yuval Noah Harari : 21 leçons pour le XXIe siècle, chap. 10, Albin Michel, 2018 [iv] André Comte-Sponville : Dictionnaire philosophique, article « Violence ». [v] Simone Weil : La pesanteur et la grâce, chap. intitulé : « La violence ». [vi] Carl Von Clausewitz : De la guerre, 1832. [vii] Thomas Hobbes : Le léviathan, Chap. 13 [viii] Jean-Jacques Rousseau : Second discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes [ix] Voir l’ouvrage autobiographique de Georges Orwell: Dans la dèche à Paris et à Londres où il décrit  une extrême misère qui a causé la mort – notamment de faim - de nombreuses personnes.   [x] Karl Marx : Le capital, Tome III. Editions sociales, p. 193. [xi] Karl Marx : Le capital, Tome III. Editions sociales, p. 193. [xii] Machiavel : Le Prince, chap. XVIII
1/28/202417 minutes, 19 seconds
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L'Instant Philo - Responsabilité personnelle et liberté

Responsabilité personnelle et libertéIllustration : Le jugement de Salomon par Nicolas Poussin Responsabilité personnelle et liberté  La responsabilité tient une place importante dans nos appréciations morales. Elle est présente sous forme d’injonction : « Prenez vos responsabilités ! ». Et on considère que l’on est quelqu’un de bien quand on a un comportement responsable. A l’inverse, reprocher à quelqu’un d’être complètement irresponsable est une façon de lui signifier qu’il est au comble de l’immoralité. La responsabilité semble même avoir détrôné les catégoriques morales qui étaient traditionnellement dominantes. Vertu et de vice sont des désignations qui paraissent désuètes. Méchanceté et bonté semblent trop naïves. Ainsi préfère-t-on parler de personnes responsables plutôt que d’individus vertueux et des irresponsables plutôt que des méchants : cela sonne mieux aux oreilles de nos contemporains. A tort ou à raison, la responsabilité semble ainsi dorénavant désigner l’attitude morale par excellence.         Pourtant, ce ne fut pas toujours le cas. Est-ce un simple effet de mode ? L’explication semble un peu courte. N’est-ce pas plutôt un changement positif de la modernité qui met l’accent sur la liberté individuelle et la responsabilité personnelle qui est censée lui donner un cadre ? Mais la responsabilité n’est-elle pas aussi source de stress et de passions tristes qui piègent moralement l’individu plus qu’elle ne lui permet de s’épanouir ? En somme, que penser de cette catégorie qui a fini par s’imposer au quotidien dans notre discours moral ?  I.                    La responsabilité : analyse générale.  A.      Eléments de définition. 1)      EtymologieAu sens étymologie la responsabilité renvoie au verbe « respondere » : répondre en latin. Mais il ne s’agit pas tant de répondre à une question que de ses agissements. 2)      La responsabilité juridiqueDans le domaine du droit, la responsabilité est, en effet, l’obligation de répondre de ses actions et de son comportement devant la justice et d’en assumer les conséquences civiles, administratives, pénales et disciplinaires. Le responsable au civil doit réparer les dommages. Au pénal, celui qui est tenu responsable et donc reconnu coupable, doit être puni pour les délits et les crimes qui lui sont imputés par un tribunal. En somme, la responsabilité juridique est évoquée quand il s’est passé quelque chose de fâcheux : dommages matériels, délits ou crimes. Quand tout va bien, on ne cherche pas habituellement des responsables. La responsabilité en droit pénal est dès lors l’étape qui précède culpabilité et condamnation. En droit civil, celle qui conduit à être tenu de verser des indemnités. La responsabilité juridique fait peser au-dessus de nos têtes l’épée de Damoclès des indemnités ou du châtiment.   3)      Responsabilité morale L’idée d’un événement mauvais à prendre en compte est présente dans la transportation de la catégorie juridique dans le domaine de la société civile et de la morale privée : la promotion de  la responsabilité au dix-neuvième siècle, souligne François Ewald,[i] va avec tout le développement dans l’idéologie libérale, des assurances dont les taux reposent sur le calcul des risques possibles. Être responsable, en ce sens, c’est pouvoir répondre de ce qui peut ne pas aller dans ses actions et ses conséquences prévisibles et ainsi garantir une bonne gestion de ses comportements pour que rien de fâcheux n’arrive. Reste qu’en droit comme en morale, on ne peut décemment faire valoir la responsabilité d’une personne qui a agi sans avoir conscience de ce qu’elle faisait. Une expertise psychiatrique peut ainsi conduire à déresponsabiliser l’auteur d’un délit ou d’un crime. Un enfant qui n’a pas la même conscience de ce qu’il fait qu’un adulte, doit voir aussi sa responsabilité atténuée – voire dans certains cas annulée : la responsabilité de ses tuteurs pouvant, au demeurant, être invoquée. Quand bien même la tentation serait présente, face à la gravité des faits de trouver un responsable sur lequel évacuer la colère, la justice n’est pas un simple exutoire : la défense des intérêts des victimes ne justifie pas qu’on juge coupables des personnes alors même qu’elles ne peuvent pas être tenues responsables de leurs agissements. Une personne est tenue moralement responsable de ses actes et de ces conséquences prévisibles quand elle a la capacité d’être pleinement consciente de ce qu’elle fait.  B.      La responsabilité : un concept–flic ?  1)      Premier usage du terme « responsable »Le dictionnaire historique de la langue française[ii] rappelle que « le responsable est initialement un terme de féodalité désignant l’homme ayant la charge à vie de payer à un seigneur la rente d’un fiel ecclésiastique ». Dès l’origine, la responsabilité se définit comme la nécessité de répondre de la bonne gestion d’un bien. La rente versée est une sorte de loyer qui montre que le responsable est un débiteur : quelqu’un qui doit quelque chose à un seigneur mais qui n’est jamais un propriétaire autonome. Etre responsable, ainsi compris, contraint à s’occuper activement de son fief pour pouvoir s’acquitter de ses obligations financières et cela réduit la liberté d’action.  2)      La responsabilité personnelle est-elle liberticide ? On comprend mieux pourquoi la philosophe Gilles Deleuze affirmait que la responsabilité est un « concept-flic » ! Il arrive assurément que la responsabilité personnelle prenne une figure pléthorique dans une logique de désengagement de diverses institutions qui font peser sur les individus le poids de ce qui relevait de l’Etat, d’un service public ou d’une entreprise. C’est ainsi qu’on demande de plus en plus à des clients, des travailleurs et à des citoyens de prendre en charge des opérations ou certains frais pour pouvoir accéder à un service ou même à un emploi. La responsabilisation devient alors un moyen de se défausser sur les autres de sa propre responsabilité. Dans certaines formes néo-libérales de management, la responsabilité prend ainsi une figure redoutable et constitue un des facteurs psychologiquement efficaces pour contrôler et exploiter un ensemble de personnes. Dans ces conditions, la responsabilité personnelle qui permettait initialement le développement autonome des libertés individuelles en leur donnant un cadre, devient un instrument de manipulation, un dispositif aliénant et liberticide. II.                  Les aspects moralement positifs de la responsabilité.  A.      Limites de la critique de Deleuze ? Gilles Deleuze se méfie des morales du devoir et préfère une éthique du bonheur qui vise l’épanouissement de la puissance d’exister de tout à chacun. C’est pourquoi il est très perspicace pour détecter les aspects les plus détestables d’une responsabilité s’inscrivant clairement du côté des morales de l’obligation. Néanmoins, il semble difficile d’en rester à une vision simplement négative de la  responsabilité tant il est vrai que notre vie morale n’est pas faite que de recherche du bonheur mais est constituée, qu’on le veuille ou non, aussi d’un certain nombre d’obligations et de responsabilités qu’il faut assumer.B.      Les diverses responsabilités1)      Responsabilité politiqueIl serait erroné de rejeter toute valeur éthique à la notion de responsabilité. D’abord parce que la responsabilité personnelle est garante d’une certaine autonomie des individus : elle fournit, par l’autocontrôle de soi qu’elle implique, un cadre pour le développement d’une liberté individuelle qui ne se confond pas avec une licence nuisible aux autres et à la vie en société. Un penseur anarchiste comme Joseph Proudhon l’a bien compris en allant jusqu’à l’assimiler à la sociabilité naturelle qui dispenserait idéalement d’avoir recours, selon lui, à des autorités et contraintes extérieures à l’individu. Ensuite, on constate que la responsabilité prend diverses formes. Et la responsabilité personnelle ne devient une sorte de prison que lorsque les institutions se défaussent de leur propre responsabilité et se déchargent des frais et des charges sur les citoyens ou les clients. Ainsi dans beaucoup de pays où le néo-libéralisme impose sa doctrine, ce sont les parents qui doivent prendre en charge une grosse partie des frais d’éducation et d’instruction alors que l’intérêt bien compris d’un pays serait assurément que l’état propose une école publique et gratuite de qualité. La notion de responsabilité renvoie donc aussi aux devoirs du politique à l’égard des citoyens et des entreprises à l’égard de leurs clients. C’est le manquement, souvent volontaire, à certaines responsabilités qui fait que la responsabilité personnelle devient parfois un poids excessif qui étouffe les individus.2)      Le principe-responsabilité selon Hans JonasLa philosophe Hans Jonas[iii] souligne que l’objet de la responsabilité est tout ce qui est vulnérable - tout ce à quoi il peut arriver quelque chose de néfaste, si on ne s’en occupe pas. De fait, nous nous sentons bien moins responsables de ce qui est fort et suffisamment autonome pour vivre sa vie que des enfants, des personnes âgées et de tout individu fragile. Hans Jonas remarque aussi que ce que nous nommions pendant longtemps la mère nature, cette figure tutélaire et protectrice que nous pensions assez puissante pour supporter tout ce que nous pouvions lui faire subir, a profondément changé. Son équilibre qu’on croyait intangible est gravement perturbé par nos techniques d’extraction, d’exploitation et de transformation. Fragilisée, elle est déréglée et se fait dorénavant menaçante. C’est pourquoi Jonas met l’accent sur la responsabilité que nous avons à l’égard de la nature mais aussi des générations futures dont les conditions d’existence sont fragilisées et menacées. 3)      Gravité de certaines irresponsabilitésLes appels à une plus grande responsabilité politique, entrepreneuriale et écologique montre que lorsque des risques existent pour les citoyens, les employés et les vivants sur terre, la notion de responsabilité est indispensable et plus vaste que celle des simples citoyens. Plus grande est le champ d’action, plus grande est la responsabilité. Plus grave l’irresponsabilité. Se défausser pour un politique de la responsabilité qui lui incombe est ainsi assurément une faute grave et lourde de conséquences pour les citoyens et pour les générations futures.  C.      Responsabilité et conscience des conséquences.Parler des générations futures montre que la responsabilité se définit aussi par la prise en considération des conséquences de nos agissements. Selon Max Weber[iv] l’éthique de la responsabilité se définit à l’aide de cette formule : «  nous devons répondre des conséquences de nos actes » par opposition à l’éthique de la conviction où faire son devoir suffit sans qu’on ait à s’embarrasser des conséquences de nos actes. La responsabilité est ainsi une morale très exigeante car elle inclut aussi les effets de nos actions dans nos devoirs.  Cela complexifie la réflexion morale mais cela semble indispensable. L’irresponsable est en effet souvent celui qui ne veut pas se projeter dans l’avenir, même s’il a la capacité de le faire. Après moi, le déluge ! Il est prêt même à faire croire que les dangers liés à l’usage économique actuel de notre puissance technique ou à nos atermoiements face au changement climatique n’existent pas du tout - à la manière des climato-sceptiques. La responsabilité est bien une catégorie éthique indispensable pour parer aux grands défis de notre civilisation technologique. [v]Conclusion.  Idéalement, la responsabilité est donc ce qui permet de donner le cadre pour garantir que ce qui est entrepris par un individu, par une société privée mais aussi par un Etat, ne soit pas nuisible mais, au contraire, soit respectueux des autres et de la justice. Dès qu’il y a responsabilité, trois questions se posent auxquelles il faut pouvoir répondre en même temps : qui est responsable ? De quoi est-il responsable ? Et devant qui ? Lorsqu’il est impossible de répondre précisément à une seule, voire à aucune de ces questions, il y a péril en la demeure. La catégorie morale de responsabilité est donc bien du côté du contrôle mais c’est qu’elle est là pour prévenir les dérives des actions humaines. Croit-on vraiment qu’une liberté sans limite serait si profitable ? Toute la question toutefois est d’éviter que le cadre qui permet un développement équilibré de la liberté individuelle ne se transforme en un dispositif pervers et liberticide au service d’individus prompts aux profits, aussi dénués de scrupules qu’irresponsables. Virgules musicales  1)      Jacques Dutronc : Le responsable (1970)2 et 3)  Bullets du groupe Archive dans l’album Controlling crowds (2009) [i] L’état-Providence. [ii] Sous la direction d’Alain Rey [iii] Le principe –responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique. [iv] Le savant et le politique. [v] Idem
11/19/202315 minutes, 17 seconds
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L'Instant Philo - Les vacances : un temps de liberté ?

Les VacancesL’instant Philo                                                                                          Dimanche 24 septembre 2023                               « Les vacances : un temps de liberté ? »            Par Marie-Charlotte Tessier et Didier Guilliomet Une amie qui se reconnaîtra me faisait cet été cette confidence « D'habitude, je culpabilise un peu de ne rien faire en vacances, mais cette année je m'y suis vraiment autorisée.» Ecartons tout jugement moral et demandons-nous pourquoi il est parfois si difficile de ne rien faire pour simplement se reposer ? Littéralement se re-poser ? Avec « la quille » tant attendue, ce moment où l'on est libéré des obligations et des emplois du temps contraints, vient le vertige du vide des « vacances » : « comment, à quoi, de quoi vais-je m'occuper ? ». D'un côté, si la question se transforme en « de quoi dois-je m'occuper ? », ce ne sont plus vraiment des vacances. D'un autre côté, le temps libre est un précieux trésor dont on ne sait pas bien comment jouir : faut-il le protéger jalousement ? Le partager généreusement ? Mais alors avec qui ? Pour celles et ceux qui échappent à l'économie de la rareté, le problème revient sous d'autres traits : « qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire de tout ce temps ? Qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire de moi ? » De fait, aussi pénible soit-il, le carcan des obligations constitue une solide armure contre l'angoisse. Une fois le temps libéré, nous ne sommes pas toujours prêts à accueillir la liberté et nous nous empressons de lui dresser un programme : tour de France des amis ou de la famille, défi sportif, grands travaux, festivals, expositions… La frénésie du voyageur parti à la découverte pour certains, le rattrapage du temps passé et déjà la préparation de la rentrée pour d'autres… Que d'agitation ! Derrière le teint hâlé, on devine parfois un peu de lassitude, de dégoût même des excès de viande grillée et de rosé, du trop-plein d'une boulimie culturelle et de ces spectacles trop vite digérés et de toutes ces photos postées ad nauseam sur les réseaux sociaux. Bien entendu, personne n'ose vraiment le dire franchement. Il faut penser à tous ceux à qui ne partent pas en vacances et bien se rendre compte de la chance qu'on a. Avouer qu'on s'ennuie aujourd'hui, est-ce simplement possible ? Les sollicitations sont partout, les notifications nous accompagnent jusque dans nos draps et nos campagnes.                                                                                                                     Rien de neuf sous le soleil, me direz-vous ; Pascal (1623-1662) livrait déjà ce constat dans ses Pensées1« Tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. » Je ne puis pour ma part adopter un ton aussi sentencieux et entonner le psaume « Vanité, vanité, tout n'est que vanité ». Se haïr soi-même et n'aimer que Dieu n'est pas un programme que je puisse suivre. Selon Pascal, nous nous divertirions au lieu de nous reposer pour éviter de contempler la vanité de notre condition. « L’ennui » écrit-il « ne laisserait pas de sortir du fond du cœur, où il a des racines naturelles, et de remplir l’esprit de son venin. » Or mon hypothèse est sensiblement différente : c'est la peur d'agir et non celle du vide que traduit l'agitation. Dans nos vies dites « actives », il y a souvent plus d'agitation que d'action. L'agitation est un déplacement incessant qui ne produit aucune transformation significative du monde. A la différence de l'action dont on attend avec inquiétude ou enthousiasme les conséquences, l'agitation dénuée de véritables enjeux, prend souvent la forme de la répétition ou du retour au même, faisant ainsi alliance avec l'obsession. Son mouvement incessant est un leurre. Associée à l'immaturité et la vitalité de l'enfance, l'agitation est tolérée dans une certaine mesure, en fin de journée, en extérieur ou pour les fêtes d'anniversaire à condition toutefois qu'elle ne s’installe pas durablement pour devenir un trait de caractère. Car l'agitation ruine l'attention sans laquelle il ne peut y avoir d'authentique présence à soi et aux autres. Lorsque le flux de la conscience passe comme un éclair d'un objet à un autre, sans jamais se poser et approfondir ce qui se présente à soi pour en saisir les nuances et les possibles non dévoilés, tout est tristement ramené à soi, à un soi à la fois boursouflé et éclaté en mille et un objets. Un soi qui peine à se concentrer, à se rassembler en dessinant des cercles successifs du proche au lointain, de l'intime à l'étranger en passant par le familier ou l'inconnu. Si l'agitation court-circuite l'action, l'attention elle la prépare, bien que son activité ne soit pas motrice mais cognitive. D'ailleurs, pour répondre de notre inaction alors que la situation appelait à agir, nous invoquons le plus souvent et sans doute de bonne foi un défaut d'attention : « On n'a rien vu venir.»Or, au moment des vacances, plus de diversion, plus d'alibi pour se dire que « ça peut attendre », l'attention - celle qui s'arrête sur ce qui importe et qui fait hospitalité à l'autre - peut alors s'épanouir. Et avec elle, l'urgence d'agir, ce désir d'une authentique action qui, non seulement transforme le monde, mais aussi et surtout son agent. Mais y sommes-nous prêts tout de suite, dès le début des vacances ? Comment accueillir ce besoin d'action sans l'éventer dans l'agitation pour remonter à sa source, celle du désir « intact » ? Comment protéger le désir des mille et une aliénations qui le guettent même en vacances ? On peut sans trop de risque commencer par éteindre son téléphone et ouvrir un livre. Toutefois, n'est-ce pas ironiquement à la fin des vacances que nous avons le sentiment d'enfin réussir à nous reposer ? Voilà de quoi méditer quand certains pensent qu'au nom des inégalités, il serait plus juste de réduire les congés d'été.Marie-Charlotte Tessier                                                                                 **Merci Marie-Charlotte Tessier à qui ces vacances ont fourni l’occasion de rédiger une riche et piquante chronique estivale ! Loin de cette vaine agitation dont elle fait l’analyse, elle ouvre de façon stimulante une réflexion sur ce temps libre pendant lequel, paradoxalement, nous peinons souvent à affirmer pleinement notre personnalité et notre liberté. Quand on se libère des obligations professionnelles, il est vrai qu’une pression sociale que nous avons intériorisée plus ou moins consciemment, continue souvent de nous enjoindre à nous agiter. Hors de la sphère du travail, il faudrait rester productif et ne pas oublier de le faire savoir. Pas très reposant pour le coup ! « Se reposer » comme le souligne Marie-Charlotte, signifie deux choses différentes. D’abord, cela consiste principalement à reconstituer ses forces – à commencer par la force de travail : farniente, repas et distraction sont alors au programme. Tel est le sens du loisir accordé habituellement au travailleur pour qu’il puisse reprendre efficacement sa tâche.  En un second sens, se reposer, c’est se poser, se recomposer, se reconstruire en un sens dans une activité qui nous semble enrichissante. Cela peut être une activité artistique ou manuelle comme le jardinage. Ou des lectures, de la réflexion ou encore des échanges ou des activités associatives qui conduisent à intervenir dans la chose publique de façon différente. Dans notre vie quotidienne, on s’affaire souvent tous azimuts mais on n’est jamais à son affaire. Et quand on a l’occasion de s’arrêter et de profiter de loisirs, le problème c’est qu’on n’arrive pas toujours à se libérer de cette agitation qui finit par déteindre sur l’ensemble de nos activités. L’influence de la sphère professionnelle sur notre temps libre peut être d’autant plus perturbatrice que le travail devient, dans une certaine conception du management qui fait des ravages, ce qui détruit souvent le sens du métier et conduit, au nom de la productivité, à imposer des protocoles où le travailleur perd toute initiative et même, parfois, le goût du travail bien fait. Cela fait souvent de notre temps libre une épreuve où nous n’arrivons plus à être disponibles à nous-même, ni à nous déterminer vraiment à faire quelque chose.  Il n’est pas rare qu’on se situe alors dans un entre-deux inconfortable. On snobe un peu - tout en s’y consacrant - ces vacances vouées principalement aux besoins vitaux et aux plaisirs du corps : « sea, sex and sun » ! Le titre de cette chanson de Gainsbourg est explicite. De l’autre côté, on rechigne à se consacrer à des activités plus sérieuses car tout de même, on est en vacances pour en « profiter »! Lorsque la contrainte sociale disparaît, le désir n’arrive pas toujours à se poser sur ce qu’on lui propose, notre attention n’arrive plus à se reposer sur un objet précis. Nous sommes alors un peu comme des zombies qui zappent d’une chose à une autre ou se laissent capter absurdement par un écran, voire par toutes autres choses stupéfiantes. Nous constatons qu’on ne sort pas toujours indemnes de certaines périodes d’activité professionnelle.Il est certain que rien faire sur une longue période peut devenir une véritable plaie. Le loisir satisfaisant se distingue de cette oisiveté, « mère de tous les vices » dont nous parle l’adage populaire. Sans quoi ennui, divertissements et passions pourraient y faire leur nid. Pendant des siècles, à côté des jours chômés concédés aux travailleurs pour qu’ils  reconstituent leurs forces, une classe  aristocratique, libre de tout travail et se méfiant des plaisirs faciles, a cultivé ce qu’Erasme a nommé le « loisir studieux ». Descartes au dix-septième siècle remarquait à ce propos qu’il y a profit pour les riches oisifs, à se consacrer aux lettres, à la philosophie et à science, s’ils ne veulent pas devenir la proie d’un désœuvrement finalement déshumanisant et débilitant. Cet aspect du loisir studieux a été en grande partie oublié au profit d’une vision festive des vacances.Avec les progrès sociaux de nos sociétés, les périodes de congés payés se sont heureusement allongées. Servant initialement à reconstituer ses forces, ces congés sont devenus occasion de  partir en vacances et de faire du tourisme. Le travail de son côté ne pouvant plus être laissé, sans états d’âme, à une population d’esclaves, de serfs ou de travailleurs exploités, s’est démocratisé. Après la révolution française, l’aristocratie est conduite à prendre un métier ou à se lancer dans les affaires - adoptant ainsi les mœurs du tiers-état et des bourgeois. Enfin, notre époque bénéficie de machines et de technologies qui permettent d’accroître la productivité et de réduire le temps de travail. La combinaison de ces trois facteurs fait qu’une bonne portion de la population mondiale bénéficie de périodes libres de toute activité contrainte, comme le montre le phénomène du tourisme de masse. Une partie non négligeable de l’humanité est même sans travail. Comment pour toutes ces personnes arriver à équilibrer temps consacré aux besoins et plaisirs du corps qu’il ne faut pas négliger et loisirs studieux voués à des activités plus enrichissantes ? Certains politiques jugent dangereux de laisser trop de temps libre à une large partie de la population mondiale qui ne saura pas nécessairement en faire bon usage. Le démocrate et ex-conseiller influent de Jimmy Carter, Zbigniew Brzezinski a ainsi préconisé, pendant la conclusion du premier State Of The World Forum en 1995, la diffusion de divertissements de plus en plus addictifs et abrutissants regroupés sous l’appellation de « tittytainment ». Certains estiment qu’il s’est agi ainsi d’inhiber la critique politique chez les laissés-pour-compte du libéralisme et du mondialisme, d’autres qu’il s’agit de satisfaire des besoins primaires humains et d’occuper toute une population dont le désœuvrement pourrait avoir des effets sociaux très négatifs[1]. Il suffit de voir combien de temps est passé à regarder des vidéos plus ou moins avouables ou à jouer sur son portable pour comprendre que le divertissement addictif a une certaine efficacité – qu’elle ait été programmée ou non. Le temps libre est ainsi parfois littéralement squatté par ces divertissements qui détournent de la possibilité de se consacrer à des activités plus relevées. Cet ensemble de sollicitations abrutissantes est un facteur de plus qui nourrit dispersion et agitation des consciences. Mais en dépit de tout ce qui peut nous détourner de l’essentiel : vive les vacances ! Ne boudons pas ce droit aux congés payés que nos ancêtres ont conquis de haute lutte. On peut certes constater de façon critique que l’industrie du tourisme et du divertissement a su profiter de cet afflux de vacanciers pour ouvrir de nouveaux marchés aux préoccupations écologiques malheureusement bien limitées. L’essentiel reste de défendre avec ardeur la possibilité de faire de notre temps libre, un vrai moment de liberté qui assume lucidement les défis inédits du présent, même ces derniers sont bien propres à créer en nous quelques inquiétudes et agitations. Vrai moment de liberté, disais-je …  mais aussi vrai moment de bonheur partagé !Didier GuilliometVirgules musicales : « Belle île en mer », interprétée par Philippe Katherine dans l’album : Francis et ses peintres« L'amour à la plage », Niagara« Les vacances au bord de la mer », Michel Jonasz    [1] Jean-Claude Michéa : L’enseignement de l’ignorance.
9/24/202316 minutes, 56 seconds
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L'Instant Philo - Le Pardon

Le PardonUne émission qui reprend l'enregistrement d'une intervention au café de l'échiquier à Rouen où Michel Lynden m'avait convié dans le cadre de cafés philosophiques qu'il animait avec brio. 
9/24/202315 minutes, 45 seconds
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L'Instant Philo : La Solitude

Par Younés Bouchoukh, étudiant de ECG1 du lycée François 1er avec la collaboration de Didier GuilliometDans l'opinion commune, la solitude est une situation considérée comme déprimante, voire dégradante. Les grecs anciens, par exemple, considéraient l’ostracisme – le fait de chasser un citoyen de sa cité et donc de le séparer de sa communauté, comme une punition très sévère. Encore maintenant, ostraciser une personne – c’est-à-dire l’isoler volontairement dans une société – est vécue comme une action agressive moralement et psychologiquement. Une chose est certaine, le sentiment plus ou moins accablant qui découle du fait d’être coupé de sa communauté,  peut nous perturber profondément dans nos relations avec autrui. Elle peut nous conduire à mal interpréter les regards, paroles et comportements des autres. Bref le sentiment de solitude s’accompagne souvent d’une sorte de paranoïa. Cercle vicieux car en devenant méfiant, on s’éloigne des autres de plus en plus, et on renforce ce sentiment de solitude. De fait, se sentir seul provoque souvent une situation désagréable de blocage existentiel. Ne pas pouvoir s’en remettre et se confier à autrui et affronter les difficultés de la vie, seul, au quotidien, est chose difficile. Aristote soulignait que l’homme est un animal social. L’insertion dans le collectif a toujours été une constante de l’humanité. C’est, d’ailleurs, un des paradoxes de notre monde, qui est de plus en plus connecté, qu’une quantité non négligeable de personnes déclarent se sentir seules. Aux États-Unis, le Loneliness Index révèle que 58% de la population s’est sentie seule en 2021. La sociologue Irène Théry, constatant le nombre croissant de personnes qui vivent seules au sein de nos sociétés où l’on valorise la liberté individuelle et la vie privée, écrit dans son livre Le démariage: « vie privée, oui … mais de quoi ? » La question reste posée. On le voit, la solitude est souvent vue négativement.  Mais est-il exact de dire qu’elle est une réalité forcément mauvaise ? L’enjeu de cette émission sera justement de présenter la solitude sous ses différentes facettes et d’essayer de saisir, sans en rester aux idées reçues, ce qu’elle est vraiment.Solitude et sentiment de solitudePour avancer dans notre analyse, faire la distinction entre la solitude et le sentiment de solitude, toujours plus ou moins accablant et dépressif, est indispensable.La solitude est en effet, une situation qui possède des aspects clairement bénéfiques. En effet, elle peut constituer une bonne occasion de se retrouver avec soi-même, voire de se trouver tout court. Se déconnecter des autres, prendre du temps pour soi peut-être aussi dans certaines circonstances un remède pour se reconstruire, pour reprendre confiance en soi en se confrontant à soi-même. La solitude est nécessaire pour retrouver la tranquillité dans l’intimité. Les prisons surchargées ajoutent la terrible épreuve de la promiscuité à la privation de liberté de mouvement pour les condamnés qui se retrouvent à plusieurs dans une même cellule. Disons-le : parfois on est très entouré mais on se sent mal, la présence des autres nous pèse : on ne rêve alors que d’une chose : se retirer, seul avec soi-même pour arriver à une paix intérieure. Le sentiment de solitude n’est donc pas nécessairement le fait d’être physiquement séparé des autres. C’est plutôt une expérience subjective plus ou moins négative, où l’individu se sent « mal dans sa peau », comme en un pays étranger et hostile où il n’a pas sa place, même quand il est entouré d’autres personnes qui lui sont familières, que ce soit sa famille, ses amis, ses collègues. On parle par exemple d’un « moment de solitude » quand on fait une gaffe et qu’on se trouve ainsi la risée d’un groupe. Mais ce sentiment d’isolement peut naître aussi de l’impression d’être particulièrement incompris dans sa différence ou en décalage complet avec les autres : on se sentira alors comme déconnecté des autres, comme si on vivait dans un monde parallèle. Pour continuer à bien distinguer le déplaisant sentiment de solitude de l’état de solitude, il est aussi important de rappeler que dans le domaine professionnel, travailler seul permet souvent de développer notre imagination, parce que nous ne sommes pas soumis à l’influence des autres et cela participe à l’épanouissement de soi. Cela permet donc de réduire considérablement le stress et la pression que l’on ressent quand on travaille en groupe, par peur que notre contribution ne corresponde aux attentes des autres.En somme, la solitude ne peut être confondue avec un simple sentiment négatif, elle renferme d’autres facettes. Elle peut être une situation choisie par l’individu où ce dernier interagit peu socialement et éprouve une satisfaction à être séparé pendant un temps des autres. Toutefois malgré tous ses aspects bénéfiques, il faut rappeler que la solitude, pour être bien vécue ne doit jamais durer longtemps et doit avoir été choisie ou du moins acceptée. Car si elle est subie, elle peut produire un véritable enfer comme le rappelle le chanteur belge Stromae"J'suis pas tout seul à être tout seul/Ça fait d'jà ça d'moins dans la tête/Et si j'comptais, combien on est est/Beaucoup/Tout ce à quoi j'ai d'jà pensé/Dire que plein d'autres y ont d'jà pensé/Mais malgré tout je m'sens tout seul/Du coup J'ai parfois eu des pensées suicidaires/Et j'en suis peu fier/On croit parfois que c'est la seule manière de les faire taire/Ces pensées qui nous font vivre un enfer/Ces pensées qui me font vivre un enfer"Solitude et isolementDans l’opinion commune, il est clair que lorsqu’on parle de la solitude, bien souvent on la confond à tort avec l’isolement. C’est en grande partie pourquoi la solitude a souvent cette connotation négative dont nous avons fait la critique. L’isolement est une situation que l’on subit. La solitude, elle, peut être choisie et désirée. Le confinement qui a été imposé pendant la pandémie a pu être ainsi vécu comme un isolement difficile à vivre. Dans un autre ordre d’idée, Freud indiquait que dans la névrose comme d’autres psychopathologies, c’était comme si un individu décidait d’entrer dans une retraite spirituelle et de se couper du reste de la société. Décider de s’isoler est une chose, mais être coupé des autres parce qu’on est « mal dans sa peau » est autre chose que l’on subit. La solitude peut être positive alors que l’isolement ne l’est guère.Examiner les différents types d’isolement est certainement éclairant pour approfondir notre analyse. Il existe un isolement qui s’explique par le manque d’interaction sociale. Quand un individu quitte son lieu d’enfance et se retrouve ailleurs sans connaître personne, il est forcément isolé socialement. Pensons au  travailleur immigré qui ne parle pas la langue, qui est perdu dans un nouveau pays où il n’a ni famille ni ami. Le poignant sentiment d’exil se conjugue avec le sentiment d’être vraiment seul. Mais l’isolement peut aussi être expliqué par des causes psychologiques et morales comme la  perte d’un proche, que ce soit dans le cadre d’une rupture amoureuse ou dans le cadre d’un deuil. «Un seul être vous manque et tout est dépeuplé» écrivait Lamartine dans un poème intitulé : « L’isolement ». Comme si une seule personne avait le pouvoir de nous lier aux autres et de donner du sens à notre présence dans ce monde. L’absence d’un être cher peut expliquer pourquoi un individu peut se sentir subitement coupé du reste de la société. Le deuil n’est pas simplement alors la perte d’un être aimé, c’est également un brouillage du lien avec les autres et le quotidien. Le chagrin isole. Ensuite, on peut ainsi comprendre qu’il y a un isolement émotionnel qui n’est pas un manque d’interactions sociales. L’isolement émotionnel définit une situation où l’individu sent qu’il n’est pas compris par les autres. Il n’est pas forcément isolé de ses proches ou de ses collègues, mais il a des difficultés relationnelles importantes. Cela peut être lié à des facteurs comme la difficulté à communiquer, la timidité maladive, un tourment intérieur ou une tristesse comme celle du deuil, ou un problème de confiance en soi. Cet isolement prend la forme d’une fermeture aux autres, d’un mutisme dont les causes sont psychologiques et morales et peuvent renvoyer souvent à toute une histoire tourmentée. Avec la montée en puissance de la technologie, on assiste à l’émergence d’un isolement « numérique ». On peut penser d’abord aux geeks addicts à leur ordinateur. Les portables sont faits normalement pour communiquer mais on s’aperçoit qu’ils induisent souvent des comportements de repli sur soi et de fermeture aux personnes qui sont pourtant présentes et disponibles autour de soi. Ensuite, il y a une fracture numérique. Bien des campagnes restent moins bien équipées en équipements informatiques. Cela crée une distance entre urbains et ruraux : ces derniers pouvant se sentir discriminés et finalement isolés Ainsi, certains lycéens de la campagne peuvent se sentir décontenancés par le décalage entre leur culture et celle de ceux qui vivent dans les grandes métropoles. Un nombre non négligeable de citoyens – notamment des personnes âgées - se trouvent également coupées de bien des activités sociales et d’informations parfois importantes à cause de la fracture numérique. Une certaine modernisation des administrations et des services a laissé ainsi sur le bord du chemin bien des personnes, créant un isolement souvent socialement désastreux L’isolement est une condition jugée anormale - source de souffrance et d’aigreur - dans laquelle on estime qu’on ne ne trouve pas sa place et qu’on n’est pas considéré. L’isolement est le versant sombre de ce qu’on place habituellement sous le nom de solitude.La solitude comme donnée existentielle fondamentale.Un chanteur plein d’énergie et de ressources comme Gilbert Bécaud peut nier de façon paradoxale l’existence de la solitude parce qu’il lui semble toujours possible de ne pas être isolé. Par tempérament et non sans humour, il se plaît à sous estimer l’expérience déprimante de l’isolement avec tous ses ravages et à l’assimiler à la solitude. Mais ne faut-il pas voir dans la solitude la condition naturelle de l’homme, sans que ce soit du tout un malheur ? Par exemple, le philosophe André Comte-Sponville présente volontiers la solitude comme une donnée existentielle fondamentale. Ne sommes-nous pas, en effet, toujours seuls face à nous-mêmes et à nos choix ? Personne ne peut aimer, choisir, vivre ou mourir à notre place. Et si nous sommes autonomes et possédons un libre-arbitre, c’est principalement parce que nous sommes seuls à être qui nous sommes. La solitude est donc inévitable et indispensable. Il s’agit donc de changer notre rapport à la solitude. Il faudrait plutôt l’embrasser comme ce qui nous rend humain et constitue une base de notre personnalité. Il n’y a pas de honte à être seul, chaque individu, au fond, est seul. La solitude est ce qui nous permet aussi de modifier notre rythme de vie, de prendre notre temps, de restaurer notre énergie pour repartir sur de bonnes bases. C’est grâce à elle que nous possédons une intimité. En effet, la sphère protectrice qu’on se construit en se retrouvant avec soi-même nous permet de choisir avec qui on veut partager nos pensées, nos difficultés. On conseille parfois de parler de ses problèmes pour trouver de l’aide, mais on peut très bien ne pas vouloir s’en ouvrir à autrui, par pudeur ou par volonté de surmonter cette difficulté seul, et ainsi consolider sa confiance en soi. La solitude est ainsi ce qui permet de forger son identité personnelle et de la protéger . En conclusion, il ne faut pas avoir peur de la solitude. Cette dernière nous aide à cultiver notre jardin intérieur et avoir cette intériorité si indispensable dans la vie de tous les jours, notamment dans la prise de décisions, la réflexion personnelle, la vie privée… Je pense que nous devons plutôt fuir l’isolement souvent déstabilisant et nous méfier du triste sentiment de solitude. Mais la solitude elle-même se présente comme une réalité fondamentale pour notre autonomie. Dans un monde aussi connecté et aussi cacophonique que le nôtre, où les médias, les influenceurs et les réseaux sociaux nous sollicitent tant, il faut tacher de ne pas s’oublier et se rappeler que nous sommes des individu libres et indépendants – capable d’une intériorité. Il est essentiel dans la tranquillité de la solitude de pouvoir plonger en soi-même et de cultiver ce « dialogue intérieur » qui définit la pensée selon Platon, pour y voir clair sur ce que nous voulons vraiment.////Virgules musicales                                   Ben Harper : Another lonely day                                                                                                                                                   Gilbert Bécaud : La solitude, ça n’existe pas                                                                                                                           Stromae : L’enfer
5/14/202315 minutes, 35 seconds
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L'Instant Philo - Le plaisir et la morale

Le plaisir et la morale                                                Emission dudimanche 19 mars 2023   Illustration : "Les mangeurs de Ricotta" de Vincenzo Campi                                                          Le rapport du plaisir à la morale est souvent conflictuel.  Combien de fois, la recherche du plaisir nous pousse-t-elle à nous émanciper sans beaucoup de scrupule et même, parfois avec jubilation, de nos obligations morales ? Sont-elles si nombreuses les personnes qui refusent de frayer avec l'immoralité dès qu'une délicieuse occasion se présente ? On comprend dès lors que certaines morales se méfient du plaisir comme du diable et multiplient les mises en garde et les interdits pour limiter son influence. Pourtant il existe une doctrine morale - l'hédonisme -qui estime que le plaisir est le bien par excellence qui, seul, peut apporter le bonheur sur terre. Chez le philosophe Epicure, cette doctrine conduit à une "sobriété heureuse" et elle ne manque pas d’arguments.  Mais la forme la plus courante d'hédonisme chez les "bons vivants" pour lesquels il n'y a pas de mal à se faire du bien, a beaucoup moins de retenue et de tenue. La complexité du rapport de la morale avec le plaisir mérite est telle qu’on a souvent le sentiment d’être placé devant un dilemme. En effet, quand on prend le plaisir comme guide, cela peut nous conduire dans des directions totalement opposées. Mais quand la morale condamne avec virulence le plaisir, on ne peut s’empêcher de trouver cela douteux, voire hypocrite. Les moralistes intransigeants sont, en effet, parfois si obsédés par la sexualité qu'il est difficile de les croire détachés de ce plaisir qu'il dénonce avec passion. Quelle place faut-il donc accorder au plaisir dans notre recherche d'une vie bonne ? I. Le plaisir comme indicateur naturel du bien dans l'hédonisme d'Epicure1) Le plaisirChez nous, comme pour tous les animaux pourvus d'une sensibilité un peu développée, le plaisir s'inscrit dans une logique naturelle de récompense. C'est pourquoi naturellement il nous attire. A l'opposé, nous fuyons la souffrance qui se présente comme un révélateur de ce qui est mauvais pour nous.  Par exemple, la douleur nous fait retirer spontanément la main quand un objet la brûle ou la blesse. En règle générale, elle contribue largement à la préservation de notre intégrité physique. A l'inverse, le plaisir indique naturellement ce qui semble bon pour l’organisme vivant que nous sommes.2) L'hédonisme d'Epicure Epicure est un adepte de la théorie selon laquelle tout notre savoir provient des sensations qu’on nomme le sensualisme. C'est en cohérence avec l'idée que la sensation de plaisir structure, enchante et souvent guide notre existence qu’il a pu construire sa doctrine hédoniste. Dans La lettre à Ménécée, il déclare "Le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse. (...) c’est de lui que nous partons pour déterminer ce qu’il faut choisir et ce qu’il faut éviter" On distingue souvent le bonheur durable et paisible du plaisir parfois violent et éphémère : pour Epicure ces deux satisfactions peuvent n'en faire qu'une, à condition toutefois de ne cultiver que les désirs naturels qui sont accessibles et dont la réalisation peut se répéter de façon agréable.   3) Trois sortes de désirsEpicure distingue en effet trois types de désirs. Les naturels et nécessaires comme boire quand on a soif. Les désirs naturels mais non nécessaires : comme boire une boisson sucrée pour se désaltérer. Enfin, les désirs non naturels et non nécessaires - les désirs vains - comme l'ivrognerie ou la goinfrerie. Son hédonisme se présente ainsi comme une pratique de sobriété heureuse où l'on fuit tous ces désirs excessifs qui dégradent le corps et troublent les esprits. II. Les plaisirs et désirs à éviter selon Epicure1) Contre les désirs vains et excessifs. Pour avoir une vie vraiment plaisante, l'épicurisme déconseille fortement toute recherche du plaisir qui passe par des désirs vains. Les addictions diverses liées le plus souvent à ces désirs  sont source de souffrance physique et morales. Qu’on songe aux dégâts de l’alcoolisme. Et ils dénaturent la satisfaction elle-même. Un fumeur invétéré grille très souvent une cigarette davantage pour ne plus sentir le manque que par plaisir. Les désirs excessifs produisent un manque qui transforme le plaisir en simple analgésique, en une sorte d'ectoplasme. Le vrai plaisir se définit par la satisfaction agréable d'un désir car il arrive que réaliser un désir n'apporte rien de positif. Le vrai plaisir remplit d'une vraie satisfaction durable plutôt qu'il ne chasse temporairement la douleur. Enfin, Epicure qui place l’amitié dans les désirs naturels sait aussi que la recherche des plaisirs intenses ne facilite pas les relations apaisées avec les autres. 2) Un hédonisme conséquent qui s’appuie sur la raisonDe façon générale, l'hédonisme d'Epicure mobilise le plaisir en s’appuyant sur une intelligence qui sait prévoir ce qui nous est vraiment avantageux sur le long terme. "Il y a des cas -écrit-il - où nous passons par-dessus beaucoup de plaisirs, savoir lorsqu’ils doivent avoir pour suite des peines qui les surpassent" Ainsi mieux vaut-t-il s'abstenir d'aliments sucrés quand on est diabétique car on sait qu'on le payera cher plus tard. Epicure ajoute : " il y a des douleurs que nous estimons valoir mieux que des plaisirs, savoir lorsque, après avoir longtemps supporté les douleurs, il doit résulter de là pour nous un plaisir qui les surpasse." Il est ainsi profitable de supporter un mauvais quart d'heure chez le dentiste pour obtenir une agréable et durable guérison. Epicure conclut ainsi : "chaque plaisir et chaque douleur doivent être appréciés par une comparaison des avantages et des inconvénients à attendre." Dans tous les cas, notre choix sera guidé par le désir d'obtenir finalement le maximum de plaisir pour avoir une vie heureuse. Le bonheur se définit pour lui par l'aponia - une bonne santé du corps liée à une hygiène de vie équilibrée et naturelle et par l'ataraxie - la sérénité de l'esprit obtenue en se débarrassant d'idées fausses et toxiques notamment sur les Dieux et la mort. III.  Critique de l'hédonisme1. Une remarque de SénèqueEpicure déclare que le plaisir dont il parle est celui du ventre. Le philosophe Sénèque a beau jeu de lui rétorquer : " Pourquoi invoques-tu le plaisir ? C'est le bien de l'homme que je cherche, non celui du ventre, qui est plus large chez les bestiaux et les bêtes sauvages. " [i]Le propos est polémique mais il a l'intérêt de souligner que le plaisir, cette douce sensation qu'on rapporte spécialement au corps, n'est pas distingué chez Epicure des contentements plus relevés. Il semble incohérent de réduire ainsi toutes les différentes satisfactions que nous éprouvons au plaisir physique. Bergson souligne que ce plaisir est du côté de la conservation alors que la joie est du côté de la création. Le plaisir de dévorer un bon plat quand on a faim n'est pas comparable à la joie éprouvée par un écrivain qui vient d'achever un roman dont il est fier. Pour prolonger cet exemple, on peut se demander si le plaisir esthétique ne serait pas aussi éloigné du plaisir des sens que la joie. Peut-on confondre en effet la sensation agréable avec le sentiment du beau ? Assurément non. Sénèque qui reconnait la sagesse d'Epicure, critique donc une analyse réductrice de la sensibilité humaine qui peut égarer. Il loue l'homme mais critique sa doctrine du plaisir censée rendre compte de l'ensemble des satisfactions et être le critère principal en morale.  2. Une autre tension interne à la doctrine d’Epicure Sur ce point, des tensions se font jour chez Epicure. Il précise en effet qu’il faut en morale un autre guide que le plaisir, à savoir : " le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter, et de rejeter les vaines opinions d’où provient le plus grand trouble des âmes." Et il ajoute : "(...) le principe de tout cela et par conséquent le plus grand des biens, c’est la prudence. (...) il n’y a pas moyen de vivre agréablement si l’on ne vit pas avec prudence, honnêteté et justice" Drôle d'aveu finalement qui indique que l'hédonisme ne peut se satisfaire du seul plaisir mais a besoin de la prudence – en grec la phronésis - qui est présentée comme « le plus grand bien ». Certes, Epicure ajoute  " … il est impossible de vivre avec prudence, honnêteté et justice si l’on ne vit pas agréablement." Façon de replacer le plaisir au centre de la morale mais est-ce bien convaincant ? IV. L'oubli de la vertu de tempérance ?     1) Prudence et tempérance. La prudence dont parle Epicure présente les principales caractéristiques d'une vertu un peu oubliée : la tempérance. La tempérance est cette force morale qui permet de rester modéré dans la recherche du plaisir et dans la satisfaction des désirs. Pour Platon, c'est une des quatre grandes vertus à côté de la justice, du courage et de la sagesse. Elle fait partie aussi des quatre vertus cardinales. 2) Pourquoi cet oubli de la tempérance ? Pourquoi cette disparition de la tempérance de la liste des qualités morales les plus appréciées ? N’aurions-nous plus besoin dorénavant d’avoir une sorte de maîtrise de nos désirs ? Ce serait étrange.  C'est plutôt que les conditions matérielles et notre système économique ont changé à la fois notre rapport au plaisir et atténuer les réticences de la morale à son égard. Sont souvent louées ce qui était avant considérés comme défauts, voire comme péchés : la gourmandise, la luxure, et même le désir d’accumuler la richesse et de « profiter » de ce qui s’offre à nous. C'est qu'il y a eu aussi une extension du domaine des biens à consommer. Une bonne partie de l'humanité a ainsi adhéré à une sorte d'hédonisme consumériste. 3) Le retour du conflit entre hédonisme et rigorisme. Une frange moins nombreuse et plus riche de notre espèce a les moyens de le mettre concrètement en application. Un rigorisme moral qui n'est certes pas une nouveauté se présente comme le pendant de cet hédonisme consumériste. En réaction à cette culture des désirs excessifs, on voit en effet des attitudes de rejet sévère et même violent du plaisir et de tout ce qui est censé en être le vecteur : la sexualité, la musique, la fête. Le rapport conflictuel que nous entretenons avec le plaisir se rejoue à grande échelle – associé souvent à une opposition plus ou moins artificielle entre différentes sphères civilisationnelle et dans un contexte où ce conflit prend une figure inédite et dramatique. Car l'american way of life nous conduit à la catastrophe écologique : les sociétés de consommation ne font pas que se nuire à elle-même dans leurs excès mais elles impactent toute la planète. Sans compter que cet hédonisme dévoyé est loin d’apporter le bonheur aux populations qui y adhérent. A l’opposé, le retour du rigorisme moral conduit à mettre en place de régimes autoritaires et liberticides. Sommes-nous dans une impasse ? 4) Revalorisation de la tempérance et de la sobriété heureuse ? Sans condamner le plaisir, ni se damner pour ses aspects les plus excessifs, ne peut-on renouer avec la sagesse d'une sobriété compatible avec la préservation de la biosphère en rompant avec la course effrénée à l'accumulation et à la consommation ? Dans cette optique, la vertu de tempérance gagnerait sûrement à être revalorisée. Ne serait que pour prendre en considération ce que les grecs appelaient la "pléonexie", ce désir insatiable qui nous conduit toujours à en vouloir plus. En tout cas, notre rapport complexe au plaisir nous invite, dans la crise écologique majeure dans laquelle nous nous trouvons, à nous demander quel type de satisfaction nous voulons précisément cultiver pour ouvrir un avenir décent et ainsi à réfléchir à une autre voie qui évite les horribles intransigeances des régimes qui prônent une extrême rigueur des mœurs ainsi que les scandaleux dérapages du consumérisme et de la cupidité dans les sociétés néo-libérales.  Lucrèce, un disciple d’Epicure, notait quelque chose qui demande sûrement à être méditée par les personnes qui profitent sans retenue de notre dévastatrice société d’abondance : « "De la source même des plaisirs surgit je ne sais quoi d'amer qui, jusque dans les fleurs, prend à la gorge"  Virgules musicales dans l’ordre de diffusion : Georges McCrae : « Rock your baby ». Chris Squire : Lucky seven dans l’album Fish out of water (1975). Siouxsee and the banshees : « Cry » dans l’album Superstition (1991)  [i] Sénèque : La vie heureuse", IX. 4 
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L'Instant Philo : La Lucidité et le Pessimisme

Illustration : Oedipe se crevant les yeuxLa lucidité et le pessimisme.Des vœux mal venus ? 2023 débute : c’est le moment des traditionnels vœux qu’il serait incongru sans doute de ne pas présenter. Bonne année à vous !     Pourtant, on sent bien que, depuis quelques temps, ce rituel qui consiste à souhaiter un avenir meilleur sonne étrangement. Une chose est sure : il ne doit pas être prétexte à se voiler la face sur l’état du monde. Par-delà, les différentes crises que nous devons affronter – guerre, mesures antisociales, manipulation des opinions, montée en puissance des extrémismes politiques et religieux, inflation, augmentation des réfugiées - nous sommes visiblement surtout à la fin d’un cycle de quelques centaines d’années qui a apporté à l’humanité une abondance inédite. Tout notre système de production est en train de s’enrayer et nous sommes entraînés d’ors et déjà dans des changements majeurs – à commencer par le réchauffement climatique global de la planète du fait des activités humaines – qui engendrent des difficultés et des défis inédits et vont conduire l’espèce humaine à changer radicalement sa manière de vivre. En un sens, nous sommes victimes de notre succès sans doute parce qu’il ne fut pas sans excès, cupidité, orgueil, ni graves erreurs d’appréciation sur le vivant et sur les effets que nos technologies et modes de vie produisent sur la biosphère. S’il nous semble important de maintenir ces traditionnels échanges de vœux, en dépit de tout ce qui se passe et se présente à nous, c’est que nous considérons qu’être lucide sur notre situation ne conduit pas à désespérer complétement de l’avenir. Mais est-ce bien le cas ? Lucidité selon René Char Le poète René Char déclarait : « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil ? [i]» Une telle définition semble curieusement d’actualité après ces mois de juillet et d’août 2022, où dans une grande partie de l’Europe et du monde, nous avons subi la canicule et la morsure d’un soleil implacable. Mais que signifie cette citation assez énigmatique ? Présenter la lucidité comme « la blessure la plus rapprochée du soleil » semble signifier au moins deux choses. D’abord que la lucidité est une souffrance – une blessure – donc une source de malheur. Ensuite, « la blessure la plus rapprochée du soleil » fait référence au mythe d’Icare qui a été enfermé avec son père Dédale dans un labyrinthe dont il est strictement impossible de sortir sans ruse spécifique. Ingénieux technicien, Dédale a fini par fabriquer des ailes en cire pour permettre à Icare de s’échapper en s’envolant du labyrinthe. Mais Icare, imprudent et tombant dans la démesure, ne s’est pas contenté de fuir, il s’est trop rapproché du soleil. Ses ailes ont fondu et il a chuté dans la mer qui l’a englouti sous ses eaux. Actualité du mythe d’Icare ?Ne sommes-nous pas dans la situation d’Icare ? Nous étions enfermés dans un monde au développement lent qui pouvait donnait l’impression de tourner en rond, monde où famine et maladies continuaient à errer, tels des minotaures meurtriers, dans le labyrinthe de l’existence humaine. Nous en sommes sortis grâce à une science et des techniques qui ont fait reculer les maladies et les famines et ont rendu possible une accélération de l’histoire et une explosion de la démographie. Enivré par ces succès, aveugles aux dangers, ne sommes-nous pas allés trop loin ? Ces techniques qui ont porté très haut notre niveau de vie, ne risquent-t-elles pas de faire chuter brutalement notre espèce dans une situation chaotique ? Et de faire voir bien des régions et villes que nous habitions disparaître, englouties par l’élévation du niveau des mers ? En somme, la lucidité ne nous condamne-t-elle pas au pessimisme complet ? Nous aimerions montrer que tel n’est pas le cas et que faire des vœux pour l’avenir conserve tout son sens, par-delà, la sociabilité, la politesse et l’attention aux autres que déjà avantageusement ce rituel peut produire.  Que faut-il entendre précisément par lucidité ? Le mot « Lucidité » provient du latin luciditas[ii] qui signifie clarté ou splendeur. L’adjectif « Lucide » provient de « lucidus » qui signifie « clair, brillant, lumineux » Ces deux mots dérivent de « lux » et « lucis » - la lumière d’abord considérée comme une force agissante et divinisée. Une évolution sémantique a fait passer de cette signification positive de « splendeur et de brillant » à une acceptation psychologique. Dans son sens le plus neutre, avoir toute sa lucidité signifie ainsi avoir une clarté d’esprit dans un raisonnement, avoir  tous ses esprits et ne pas être délirant – quelle que soit la cause de cette perte de lucidité – alcoolisation, drogue, aveuglement de la passion, psychopathologie ou encore traumatisme subi – la liste n’étant pas exhaustive. Dans un sens plus chargé de valeur, être lucide, c’est faire toute la lumière sur la réalité d’une situation quelconque et donc accepter de voir clairement et distinctement les choses telles qu’elles sont. Lucidité, amour de la vérité et rejet de l’illusion La lucidité se présente ainsi comme une qualité morale. C’est une exigence de probité dans les analyses scientifiques qui oblige à voir et présenter la réalité telle qu’elle nous apparaît à la lumière de nos observations, surtout quand elle est dérangeante, voire démoralisante. André Comte-Sponville estime que la lucidité est la première vertu pour un intellectuel[iii]. De façon générale, qu’on soit un intellectuel ou non, elle est donc « l’amour de la vérité, quand elle n’est pas aimable[iv]. C’est un amour de la vérité qui s’impose et supplante même le désir d’être heureux et de se protéger des vérités qui blessent ou ruine la sérénité. Descartes dans une lettre envoyée à la princesse Elisabeth[v] écrit ainsi : « Je me suis quelquefois proposé un doute : savoir, s’il est mieux d’être gai et content, en imaginant les biens qu’on possède être plus grands et plus estimables qu’ils ne sont, et ignorant ou ne s’arrêtant pas à considérer ceux qui manquent, que d’avoir plus de considération et de savoir, pour connaître la juste valeur des uns et des autres, et qu’on devienne plus triste. Si je pensais que le souverain bien fût la joie, je ne douterais point qu’on ne dût tâcher de se rendre joyeux, à quelque prix que ce pût être, et j’approuverais la brutalité de ceux qui noient leurs déplaisirs dans le vin ou les étourdissent avec du pétun. » Précisons que le pétun n’est rien d’autre que le tabac : au siècle de Descartes le tabac avait des effets bien plus forts et hallucinogènes que celui que nous trouvons en vente actuellement. Pour faire dans la formule facile, disons que le pétun de Descartes équivaut au pétard actuel. Descartes continue son éloge d’un amour inconditionnel de la vérité ainsi : « Voyant que c’est une plus grande perfection de connaître la vérité, encore même qu’elle soit à notre désavantage, que l’ignorer, j’avoue qu’il vaut mieux être moins gai et avoir plus de connaissance. » [vi] Enfin pour justifier la supériorité de la lucidité, il ajoute un argument qui relève de la psychologie morale. Il écrit : « … je n’approuve point qu’on tâche à se tromper, en se repaissant de fausses imaginations ; car tout le plaisir qui en revient, ne peut toucher que la superficie de l’âme, laquelle sent cependant une amertume intérieure en s’apercevant qu’ils sont faux. »[vii]Pour lui, la lucidité à laquelle on renonce revient sous la forme d’une sourde inquiétude qui mine notre tranquillité. Retour du refoulé. Et il est vrai que la question se pose : peut-on peut vivre dans l’illusion et le mensonge sans états d’âme ? L’illusion est le contraire de la lucidité. Ce n’est pas une simple erreur qui se corrige quand la vérité est connue et reconnue. En effet, l’illusion  la spécificité de persister, même en présence de la vérité car le désir de comprendre se trouve étouffé par un mouvement de l’âme opposé : l’aspiration à être tranquille, quitte à se mentir à soi-même. La lucidité est donc pour Descartes le devoir d’utiliser la raison qui nous a été donnée de la meilleure façon possible en accueillant même les vérités les moins plaisantes que nous pouvons saisir. Elle s’oppose à l’ignorance mais aussi et surtout à l’illusion qui prend source dans le lâche désir de se cacher les vérités qui pourraient troubler notre bien-être. En quoi la lucidité et le pessimisme se distinguent ? Par opposition à la facilité avec laquelle on peut s’installer dans l’illusion, la lucidité est une forme de courage de l’intelligence  - elle est l’effort que nous faisons pour voir les choses en face et affronter les vérités les plus démoralisantes. Elle consiste souligne André Comte-Sponville à « voir ce qui est comme cela est, plutôt que comme on voudrait que cela soit. » Par quoi –ajoute-t-il-  la lucidité ressemble beaucoup au pessimisme. » Les deux en effet font l’expérience d’un ordre du monde qui contrarie l’ordre de nos désirs. Mais le pessimisme en tire l’idée que toute la condition humaine est désespérante[viii]. Alors que la lucidité, loin d’être une conception générale de notre situation existentielle, ne s’exerce que sur les quelques vérités les moins réjouissantes. Romain Gary déclarait : « Je n'aime pas les gens qui prennent leur névrose pour des vues philosophiques. [ix]» Ne pourrait-on pas, dans cette perspective, reprocher aux pessimistes d’ériger leur désarroi face à une réalité déstabilisante en théorie générale ? En plus, les pessimistes aiment à se distinguer - non sans quelques traces d’orgueil et de mépris - des supposés naïfs et ignorants qui s’agitent encore pour améliorer les choses sur terre. Le pessimisme fait ainsi très souvent le lit d’un fatalisme résigné et est très compatible avec l’acceptation de l’ordre ou du désordre établi. Autant de traits caractéristiques qui ne les rendent effectivement pas très aimables.Au fond, le pessimisme semble s’inspirer de la conception tragique de la lucidité que l’on trouve dans l’histoire d’Œdipe. Lorsque ce dernier apprend la vérité sur la mort de son père Laïos – à savoir que c’est lui qui l’a tué et qu’il a été conduit ensuite à épouser sa propre mère – Jocaste - cela le conduit à se crever les yeux. Jocaste de son côté finit par se pendre. La conception tragique de la lucidité conduit ainsi à un désespoir complet et loin de permettre une vision plus claire du réel, la rencontre du terrible finit par l’aveugler. Tout au contraire, parce que c‘est une forme de courage, la vision non tragique de la  lucidité invite, quant à elle, à traverser l’épreuve de l’accablement qu’elle arrive ainsi à « relativiser », c’est-à-dire à regarder avec la distance que la raison permet de prendre sur les événements les plus dramatiques, même si s’agit d’une situation de crise inédite. [x]Conclusion Loin de se laisser aveugler et détruire comme Œdipe par la vue d’une vérité terrible, il faut chercher à mieux voir l’avenir dans toutes ses dimensions. La lucidité concernant l’avenir de l’humanité ne suppose pas que « les choses aillent de pire en pire.[xi] » contrairement à ce que le pessimisme annonce. A vrai dire, c’est en regardant avec courage les défis futurs qu’il est possible de nous préparer efficacement à les affronter. La lucidité invite ainsi à agir avec la prudence requise pour que notre destinée ne soit pas comparable à celle d’Icare qui finit, par démesure et désinvolture, par se perdre. Pour conclure, revenons après ces développements à la question initiale : peut-on dire qu’il y a toujours une réelle opportunité des vœux de début d’année quand on cultive actuellement la lucidité ? D’abord rappelons un constat lucide que Romain Gary faisait déjà à la fin des années 50 dans son roman Les racines du ciel « L'espèce humaine est entrée en conflit avec l'espace, la terre, l'air même qu'il lui faut pour vivre. Comment pouvons-nous parler de progrès, alors que nous détruisons encore autour de nous les plus belles et les plus nobles manifestations de la vie ? »[xii] Ensuite, avançons que dans le futur, le vrai progrès consistera à opérer « une réduction planifiée de l’utilisation de l’énergie et des ressources dans le but de rétablir l’équilibre entre l’économie et le monde du vivant et de réduire les inégalités et améliorer le bien-être de l’Homme. »[xiii]  Tel est le vœu qu’en toute lucidité, il est possible, je crois, de  formuler pour 2023 ainsi que pour les années à venir. La lucidité en effet ne conduit pas à la résignation pessimiste mais à la mobilisation écologique. Virgules musicales :           Mélissa Lavaux : la chanson “Half wizard, half witch” dans l’album : Mama forgot her name was miracle. (2022)     King Crimson : The sheltering sky de l’album Discipline (1981)                [i] René Char : Feuillets d’Hypnos (1944), in Fureur et mystère [ii] Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey. [iii] Voir l’émission de France Inter : Sous le soleil de Platon du mercredi 6 juillet 2022. La lucidité peut-elle nus rendre heureux ? Avec André Comte-Sponville. [iv] André Comte-Sponville : Dictionnaire philosophique, article : Lucidité. [v] Descartes, Lettre à Elisabeth du 6 octobre 1645 [vi] Descartes, Lettre à Elisabeth du 6 octobre 1645. [vii] Idem [viii] Schopenhauer : Le monde comme volonté et représentation [ix] Romain Gary : Les racines du ciel. [x] Voir le dernier ouvrag de Corine Pelluchon. L’espérance ou la traversée de l’impossible, Rivages, 2022. [xi] André Comte-Sponville : Dictionnaire philosophique, article : Lucidité. [xii] Romain Gary : Les racines du ciel. [xiii] Jason Hickel, Less is more : How Degrowph will Save the World, 2020.
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L'Instant Philo - L'expérience de la beauté

L'expérience de la beauté                                                                  Emission du dimanche 6 novembre 2022          Illustration Lucrezia Panciatichi, un tableau d’Angelo Bronzino                     I. Une expérience bouleversanteA. Nature paradoxale de la beauté ? 1. Constat.L’expérience que nous faisons de la beauté est intrigante. D’un côté, c'est une expérience somme tout banale : qui n'a jamais ressenti cette émotion qui lui fait déclarer de façon solennelle : " qu'est-ce que c'est beau ! " ? Cela peut arriver devant un paysage, un visage, une peinture, un film, en écoutant une cantate de Bach ou bien le chant d'un oiseau. Et la beauté est perçue dans le monde ordinaire par les deux sens principaux que nous mobilisons : la vue et l'ouïe. Mais, d’un autre côté, la beauté rend manifeste l'existence de quelque chose de tout à fait extraordinaire - bien différent de tout ce que nos cinq sens nous présentent. L'expérience de la beauté comprend en effet le plus souvent un moment de sidération : comme si un éclat d'absolu entrait subitement dans notre quotidien. 2. Spécificité de l'idée du beau selon Platon. Pour Platon, ce caractère paradoxal de la beauté tient à sa nature même. Illustre représentant de l'idéalisme philosophique, Platon estime que la réalité est constituée d'idées que notre intelligence pure peut saisir. Notre perception habituelle du monde est censée, selon lui, nous égarer car elle ne nous propose que de pâles et périssables copies des idées éternelles. Parmi ces dernières, les trois grandes idées sont celles du beau, du vrai et du bien. Toutefois, pour Platon, il existe une différence de statut entre ces trois idées et celle de la beauté se singularise à bien des égards. Le vrai, on le sait, demande souvent bien des efforts et des raisonnements pour être établi. La vérité, loin d'être une évidence spontanée, est le résultat de tout un cheminement. Le bien, quant à lui,  ne se voit pas clairement sur les visages, ni dans les attitudes et les actions. Même l'idée de notre bien-propre ne nous apparaît souvent que lorsque l'expérience a permis de sortir de toutes les fausses pistes et impasses que nous avons explorées. Pour notre philosophe athénien, la beauté a, elle, ce privilège - qui peut passer aussi pour une sorte de sortilège - d’être la manifestation la plus immédiatement perceptible du monde idéal ici-bas. La seule idée éternelle qui est directement sensible est en effet celle du beau. La beauté constitue ainsi une exception remarquable dans la conception idéaliste du fondateur de l'académie car elle est l'apparition sur terre de ce qu'il y a de meilleur et d'impérissable dans le monde des idées. C’est pourquoi pour Platon il ne faut jamais se moquer, ni sous-estimer une personne qui s’extasie devant une manifestation de la beauté : il y a toujours de la profondeur dans cette attitude. Un esthète ne peut jamais être totalement mauvais. B. La singulière expérience de la beauté. On parle parfois de beauté à couper le souffle. En tout cas, la beauté nous enthousiasme et nous inspire. Platon en fait l’objet général de toute passion. L’amour est pour lui toujours désir de beauté et même désir d’engendrer dans le beau[i]. La beauté nous chamboule, peut nous faire tourner la tête, nous bouleverse tout comme le fait l’amour quand il s’empare de nous, corps et âme. Stendhal disait souffrir à Florence de vertiges liés à la puissance des chefs d’œuvre qu’il contemplait dans cette cité de Toscane qui abrite dans ses murs des beautés picturales dont les auteurs sont Raphaël, Léonard de Vinci, Masaccio, Botticelli, Le Caravage, Michel-Ange, Bronzino ... « La beauté est promesse de bonheur » notait également Stendhal pour qui le beau prépare également et rend possible une existence accomplie. C’est dire l’aspect mixte de cette expérience du beau  qui est à la fois  physique et en un sens "métaphysique", c'est-à-dire qui renvoie au concret de la sensibilité et nous élève dans un au-delà magnifié du monde. Kant disait de façon si mystérieuse qu’elle en devient presque poétique : «  le beau est la forme de la finalité d’un objet en tant qu’elle est perçue sans représentation d’une fin »[ii]. Formule énigmatique !  Sans doute disait-il cela pour souligner qu’il y a un élan dans la beauté mais qui dessine un mouvement sans but précis : la beauté serait ainsi le pur plaisir d’être transporté dans un ailleurs d’une grande sérénité. Un élan de passion sans objet précis qui loin de nous déchirer et nous tourmenter, nous réconcilierait avec le meilleur de soi-même.   C. Critique de la conception idéaliste de la beauté. 1. Critique générale. Les objections aux analyses de Platon ainsi qu'à toute interprétation idéaliste de la beauté ne manquent pas. Pour Nietzsche et Freud, la vision idéaliste de la beauté parle plus du ressentiment à l'égard de l'existence humaine que du sentiment lui-même du beau. La beauté du monde idéal serait alors surtout un prétexte pour dénoncer et compenser la supposée laideur de notre monde.        2.  Conception Bergsonienne de l'art et du beau.Dans une autre optique, le philosophe Bergson voit dans l'expérience esthétique une meilleure perception de la réalité elle-même et non la description d'un autre monde idéal qu'on aurait perdu ou qu'on chercherait à atteindre. Il note : " ... l'artiste a toujours passé pour un "idéaliste". On entend par là qu'il est moins préoccupé que nous du côté positif et matériel de la vie. C'est, au sens propre, un "distrait". Pourquoi étant plus détaché de la réalité, arrive-t-il à y voir plus de choses ? On ne le comprendrait pas, si la vision que nous avons ordinairement des objets extérieurs et de nous-mêmes n'était pas qu'une vision que (...) notre besoin d'agir et de vivre nous a amené à rétrécir et à vider."[iii] Pour Bergson " les nécessités de l'action tendent à limiter le champs de notre vision"[iv] L'expérience du beau est un moment d'élargissement de notre perception. La beauté n'indique donc pas la présence d'un monde meilleur que le nôtre mais elle est le fruit d'un meilleur regard porté sur la riche réalité de notre monde.  II. Le contraste entre l’expérience du beau et notre manière de le définir   A.      Le contraste     Quelle que soit la doctrine à laquelle on adhère, on s'accorde au moins sur un point : l'expérience de la beauté est d’une grande force. La beauté est toujours perçue comme une expérience riche, censée nous placer devant une réalité plus intense. Mais curieusement cette description fait contraste avec les considérations habituelles sur cette catégorie esthétique. La beauté qui fait si forte et noble impression sur notre sensibilité est souvent saisie de manière plate par notre intelligence qui peine à lui donner la place et la valeur qu’elle semble mériter. En effet, il est courant d’insister sur la relativité de la beauté : comme si cette réalité si riche de sens pouvait se diluer dans la logique banale des goûts et des appréciations personnelles. On croit souvent que cette rencontre avec le beau pourtant si commune et frappante dépend des goûts, de sa culture, de son humeur, bref cette grande expérience se réduirait à notre petite subjectivité.        B.    Les explications 1) Le relativisme culturel. Comment expliquer cet écart entre cette bouleversante expérience du beau et la conception  assez plate qu'on s'en fait ? D'abord par le relativisme culturel. On sait que les goûts esthétiques sont liés en partie au type de culture, à l’éducation, à notre parcours personnel et à la période historique où l’on se situe. Il faut tenir compte de cet aspect et resté ouvert face à la diversité des manifestations du beau. Toutefois, ce relativisme culturel n’empêche pas qu’il y a des œuvres qui traversent les siècles et les cultures et sont reconnues comme ayant une grande valeur esthétique partout : je parle des classiques comme Les mille et une nuits, L’Iliade ou les œuvres de Mozart. 2)  La confusion faite entre beauté et agréable. Si on croit que le sentiment du beau est relatif, c'est aussi selon Kant parce qu'on le confond avec la sensation de l'agréable. Kant écrit : " Lorsqu'il s'agit de ce qui est agréable, chacun consent à ce que son jugement, qu'il fonde sur un sentiment personnel et en fonction duquel il affirme qu'un objet lui plaît, soit restreint à sa seule personne. (...) "Le principe : " à chacun son goût" (...) est valable pour ce qui est agréable. " [v]  Kant rejoint l'adage populaire : "les goûts et les couleurs ne se discutent pas". III. Définition kantienne du beau A.       La spécificité de l’expérience de la beauté. Mais il précise : "Il en va tout autrement du beau. Il serait tout juste à l'inverse ridicule que quelqu'un s'imaginant avoir du goût en ce domaine songe en faire preuve en déclarant cet objet (...) est beau pour moi. Car (...) lorsqu'il dit qu'une chose est belle, il attribue aux autres la même satisfaction; il ne juge pas seulement pour lui mais pour autrui et parle alors de la beauté comme si elle était une propriété des choses (...) Et ainsi on ne peut pas dire ici : " à chacun son goût". Car cela reviendrait à dire : (...) il n'existe pas de jugement esthétique qui pourrait légitimement prétendre à l'assentiment de tous. " [vi]B.       Définition du beau selon Kant.Kant en déduit la définition suivante : « Est beau ce qui plaît universellement sans concept »[vii] Pourquoi  " sans concept" ? Parce que toutes les explications intellectuelles pour justifier un jugement esthétique sont inadaptées. Le beau est saisi par la sensibilité et non par la raison théorique. Si on pense que le beau est relatif, c'est aussi parce qu'on croit que seule la vérité prouvée scientifiquement peut avoir une validité universelle. Pour Kant, toutefois, un sentiment éprouvé peut aussi "plaire universellement" et s'imposer à toute sensibilité ayant cultivée a minima son goût. Rappelons qu'est universel ce qui vaut de droit partout et toujours. Mais une chose est l'universalité, autre chose l'unanimité. Que la terre est ronde et tourne autour du soleil est une vérité universelle mais qui n'a pas toujours été acceptée de fait par tout le monde. Il y a encore des platistes ! Encore une fois, l'exemple des classiques qui traversent les siècles et les cultures semblent donner raison à cette critique de la relativité du beau ainsi qu'à l'affirmation de la valeur universelle du beau, même si l'unanimité n'est pas toujours au rendez-vous. C.       Les classiques  Estimer à cet égard que cette théorie des classiques seraient une façon pour la classe ou la civilisation dominante d'imposer ces vues semble un peu court. Il a toujours existé un art officiel : des peintres dits "pompiers" aux artistes contemporains promus artificiellement par des galeristes qui spéculent. Mais le temps fait souvent le tri et il arrive que des artistes d'abord maudits, trop populaires, appartenant à une culture moins mise en valeur, finissent heureusement par être reconnus. S'il ne faut pas minimiser l'efficacité de la promotion de certains goûts esthétiques pour des raisons idéologiques ou économiques, il semble raisonnable de ne pas leur accorder une toute puissance.     Conclusion Enfin, la beauté est, il faut le noter, une des catégories esthétiques parmi d'autres. Kant parle aussi du sublime. Et des tragiques grecs aux œuvres de Francis Bacon ou de Picasso, en passant par les comédies de Molière, il y a toute une lignée d'artistes qui ne cherchent pas à faire naître le sentiment du beau.  Au demeurant, comme toute expérience esthétique, la beauté nous fait comprendre que nous pouvons rencontrer les autres humains et nous entendre avec eux, pas seulement en reconnaissant le vrai grâce à la science ou en ayant un sentiment partagé du bien en morale mais aussi directement par la sensibilité. Toutefois, avec la beauté c’est la communion la plus paisible et la plus réconfortante avec le reste de l’humanité qui est proposée, celle qui passe par la complicité immédiate et harmonieuse des âmes sensibles. La beauté a  donc la particularité de faire résonner en nous la corde sensible d’un cosmos ordonné et idéal et  de proposer ce dont nous avons souvent besoin : une esthétique de la sérénité et de la paix. Extraits musicaux mobilisés pour cette émission dans l’ordre de diffusion : Jean-Sébastien Bach, la cantate : « Jésus,  Que ma joie demeure ! », Wolfgang Amadeus Mozart : Petite musique de nuit, Vivaldi : "Et in terra pax" dans Gloria. [i] Platon : Le banquet, 206 e. [ii] Kant : La critique du jugement, trad. Gibelin, p.67. [iii] Bergson, Le rire. [iv] Idem [v] Kant : La critique du jugement, trad. Gibelin, p 41. [vi] Idem [vii] Kant : La critique du jugement, trad. Gibelin, p 53.
11/6/202217 minutes, 36 seconds
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L'Instant Philo : Que nous disent les chansons de la rupture amoureuse ?

Que nous disent les chansons de la  rupture amoureuse ? Après la pause estivale, « l’instant philo » reprend en musique ! En avril dernier, en effet, nous avons abordé le thème de « Rupture et continuité » sans parler de la rupture amoureuse. Il semble pourtant intéressant, à bien des égards, d’y consacrer une émission. Pour explorer, on l’espère de façon plaisante, diverses facettes de ce moment toujours déstabilisant de la vie affective, nous avons choisi de prendre appui sur la chanson populaire qui constitue, en cette affaire, un bon fil conducteur. Une rupture a un versant sombre et elle peut être une véritable catastrophe. Parfois tout à l’inverse, elle nous fait même entrer dans un scénario de comédie et de marivaudage où les larmes et les rires se mêlent pour aboutir à une fin heureuse. Loin d’être un traumatisme définitif, la rupture amoureuse peut constituer ainsi une vraie délivrance – ou du moins, une scansion, une respiration ou un rebond salutaire au sein des relations affectives. Elle peut fournir l’occasion de se réinventer, comme le montre la philosophe Claire Marin dans un essai qui date de 2019 : Rupture(s) : comment elles nous transforment. En somme, la rupture amoureuse, à l’instar du mariage, est pour le meilleur comme pour le pire.  https://www.youtube.com/watch?v=sIGK6G6IerI  L’aspect dramatique et douloureux de la séparation amoureuse prévaut le plus souvent dans la chanson populaire. Alex Beaupain, que nous venons d’entendre, ne l’ignore pas quand il reprend magistralement « Comme un ouragan » de Stéphanie de Monaco.  « Nous ne sommes jamais aussi mal protégés contre la souffrance que lorsque nous aimons, jamais plus irrémédiablement malheureux que si nous avons perdu la personne aimée et son amour »  souligne Sigmund Freud[i].Un air célèbre du film « Les parapluies de Cherbourg » exprime tout ce qu’il y a de déchirant quand les événements conduisent des amants se résigner à une suspension même temporaire de leur relation. https://www.youtube.com/watch?v=KhQ2Mb_Xa7Y                                                                           « Je ne pourrai vivre sans toi » : chanté par Catherine Deneuve, composé par Michel Legrand. Parfois, les lamentations deviennent supplications de celui qui est quitté quand le couple se brise. https://www.youtube.com/watch?v=i2wmKcBm4IkJacques Brel : « Ne me quitte pas » La déception amoureuse peut prendre également une forme plus autodestructrice et plus virulente où la blessure se cache derrière une indifférence hostile comme en témoigne cette chanson de la Mano Negra https://www.youtube.com/watch?v=eSxoxqDB0OI« Pas assez de toi » [ii]Une rupture peut dégénérer en un moment d’horreur, comme malheureusement nous le rappellent harcèlements, violences conjugales, crimes passionnels et féminicides. A mille lieux de cela, Françoise Hardy toute en retenue et en pudeur, demande des explications. Il est utile et réconfortant pour accepter la fin d’une histoire, de mettre des mots sur ce qui se passe et de soigner ainsi ressentiment et tristesse  par le dialogue – ce bon antidote à la violence.     https://www.youtube.com/watch?v=uJd6ydAJK4A  F. Hardy : « Comment te dire Adieu ? » Dans les années 70, Gérard Lenorman campe le personnage d’un homme qui, loin  de se laisser entraîner par le dépit d’avoir été quitté, affiche une attitude plus conciliante – plus Françoise Hardy que Mano Negra !- en s’adressant à son ex. https://www.youtube.com/watch?v=Pn_itowbTzs   Gérard Lenorman : « Voici les clés » La culpabilisation et la façon narquoise de chantonner indiquent toutefois que l’acceptation de la séparation n’est pas sans arrière-pensée dans cette chanson où la comédie prend le pas sur la tragédie. Plus franc du collier, Ben Mazué dans un morceau intitulé « Les jours heureux » met en lumière un élément qui brouille souvent la donne : cette peur du célibat et de la solitude affective qui conduit souvent à regretter une rupture pourtant nécessaire. https://www.youtube.com/watch?v=SE9I71Vx1rQ&list=PLkqz3S84Tw-SrSLtMkGAgKtKvNH5L5syz&index=14  « Les jours heureux »[iii]Céline Dion, quant à elle, revendique ce désir un peu insensé mais d’une touchante sincérité, d’être aimé encore et toujours, en dépit du désamour annoncé.    https://www.youtube.com/watch?v=3eAJNjB-uFw «  Pour que tu m’aimes encore » morceau composé (et joué à la guitare dans l’extrait sélectionné) par Jean-Jacques Goldman Tout à l’inverse, Serge Gainsbourg dans une de ses premières compositions qui date de 1958,  rappelle, non sans un peu de cynisme, que la rupture peut aussi être conçue comme un lâche soulagement quand il n’y a qu’un amour sensuel qu’on aimerait sans suite. Il n’est jamais bien facile de conjuguer intérêts égoïstes et investissement dans une relation – surtout à une époque où les pratiques contraceptives n’étaient pas monnaie courante et le divorce peu facilité par la législation.  https://www.youtube.com/watch?v=TyMqgv5Djf0  Serge Gainsbourg : « Ce mortel ennui » [iv]Une chose est de prendre l’initiative d’une rupture, autre chose de la subir. Les subjectivités sont évidemment différentes de part et d’autre. Pourtant, les frontières se brouillent parfois et il arrive que les personnes en cours de séparation se complaisent dans un échange paradoxalement complice autour de leur tristesse et états d’âme. Benjamin Biolay en a fait une chanson :  https://www.youtube.com/watch?v=Ba7TB4QXzmU « Comment est ta peine ? » Un principe d’inertie sentimentale peut affecter les anciens amants, le plus souvent sous la forme du deuil à faire du couple qu’ils formaient. Légèreté et gravité sont alors présentes ensemble. C’est pourquoi le discours de celui qui quitte peut être traversé par un mélange de mélancolie, de dureté et de cruauté dans lequel la culpabilité n’est pas absente - comme on l’entend dans cette autre chanson de Gainsbourg :https://www.youtube.com/watch?v=AuxFRUNv_ww  « Je suis venu te dire que je m’en vais. » Mais il y a profit surement à prendre distance avec cette lucidité de courte vue qui prétend que les séparations s’expliquent par le fatal déclin de toute passion amoureuse et l’impossibilité de faire durablement couple. Dans un duo qui apporte un utile contre-champ à la ritournelle de Gainsbourg, Camélia Jordana rompt avec ce préjugé au sujet de la rupture amoureusehttps://www.youtube.com/watch?v=X3TrtakDZ2s «Avant la haine » composé par A. Beaupain L’insistance sur les diverses figures de la rupture ne doit pas toutefois nous faire oublier que ce sont aussi les écueils de la conjugalité qu’il faut craindre. On contemple trop souvent les effets d’une relation qui se délite sans prendre le temps d’en analyser les causes. La chanson de Georges Brassens « La non demande en mariage », met en avant le charme des relations libérées des obligations du mariage et dénonce le prosaïsme du quotidien parfois véritable  « tue-l-amour ». Anne Sila en duo avec Nina Louise en a fait récemment une reprise originale. https://www.youtube.com/watch?v=qF2ouovjakw La non demande en mariage. A entendre cette version, on comprend que la conjugalité amoureuse est toujours à réinventer dans le dialogue, par-delà les accidents de parcours, les clichés et les ruptures. Reste que l’important, c’est d’aimer - même si, comme le remarque Ben Mazué, cela ne se passe pas toujours comme on le souhaiterait. https://www.youtube.com/watch?v=CBMvKdhqlPk&list=PLkqz3S84Tw-SrSLtMkGAgKtKvNH5L5syz&index=10   Ben Mazué : “Le Coeur nous anime”Vous trouverez toutes les références de cette émission sur le site de la M.C.H ainsi que dans les podcasts du site de Radio Ouest Track dans la rubrique consacrée à L’instant philo. Pour finir, je propose d’écouter un extrait d’une reprise d’un morceau de Taxi Girl par le groupe Nouvelle Vague[v]. C’est Coralie Clément qui est au chant.  Au revoir. Durée des chansons : 9 mn 20 environ + 1 mn 10 https://www.youtube.com/watch?v=noTiDbaVjOg  Nouvelle vague. « Je suis déjà parti » [i] Malaise dans la civilisation. [ii] Dans l’album : Puta’s fever (1989) [iii] Album datant de 2020 intitulé : Paradis [iv] Album : Du chant à la une ! (1958) [v]  Album : Version française (2010)
9/11/202218 minutes, 12 seconds
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L'Instant Philo : L'interprétation du rêve

« L’instant philo »                                              Emission du dimanche 19 juin 2022                                                  L’interprétation du rêve                                                                                                     I.             Propos liminaires A.   RappelPour Freud, si nous rêvons, c’est que nos désirs débordent du cadre étroit de ce que la réalité quotidienne peut nous apporter comme satisfaction. Toutes ces passions et aspirations bien présentes en nous qui ne trouvent pas moyen de se réaliser pourraient produire une amertume individuellement et socialement néfaste. Une des fonctions de l’activité onirique est de limiter la frustration que nous rencontrons fatalement dans nos existences. Pour désigner cette capacité que nous avons de traduire un désir qui nous hante en une création originale sur la scène onirique, Freud parle de dramatisation. Cette capacité de nous persuader qu’est présente en rêve une satisfaction qui est absente dans la réalité ne fait pas que compenser un manque, elle apporte également une dimension tout à fait originale à nos vies. A côté des désirs qui continuent de nous tourmenter après une journée auxquels le rêve donne satisfaction par l’imaginaire, il y a des aspirations plus générales, plus profondes peut-être, en tout cas plus existentielles auxquelles le rêve donne forme. La fonction onirique permet ainsi d’incarner le désir de donner du sens à ce que nous vivons et de donner corps au désir d’explorer de façon inventive les rapports complexes que nous tissons avec ce qui nous entoure, en les rejouant et en les scénarisant. B.   Les rêves à interpréter. Tout rêve est la réalisation d’un désir. Tel est le cadre interprétatif général proposé par Freud. Mais, comment savoir quel désir particulier se réalise dans ces rêves d’adultes qui paraissent si étranges et incompréhensibles ? Pas facile ! C’est justement là qu’une interprétation devient nécessaire. Ce qui est sans ambiguïté n’a nul besoin qu’on enquête pour en saisir le sens. Dans le souvenir qu’on a des rêves qui réalisent clairement un désir bien identifié, tout est compréhensible. Quand des scientifiques sont envoyés dans une station polaire à l’époque de Freud, ils se trouvaient condamnés à se nourrir pendant des semaines essentiellement de boites de conserve ; il n’est pas étonnant que tous finissent par rêver de façon récurrente de festins merveilleux. Le désir réalisé alors n’a rien de mystérieux. Par contre, les rêves où ce sont des désirs inconscients qui se réalisent demandent à être interprétés. En effet, le souvenir que nous en avons – Freud parle pour le désigner de « contenu manifeste » - ne permet pas d’accéder directement à son sens. Le contenu qui se manifeste à notre conscience au réveil dans ces songes intrigants semble lourd d’une signification énigmatique que Freud appelle « le contenu latent » - « latent » car s’il nous échappe bien, on en a tout de même une sorte d’intuition vague. Interpréter un rêve consiste donc, à l’aide d’une enquête et d’un ensemble de moyens mobilisés, à tenter de retrouver son sens profond à partir de la mémoire qu’on en a. Comment concrètement fait-on ? Quelle méthode Freud préconise-t-il pour arriver à décrypter nos productions oniriques les plus déconcertantes ? II. La méthode d’interprétation du rêveA.      Théorie. 1)   Le travail de censureLes rêves à interpréter sont ceux qui mettent en scène des désirs inconscients dont  la satisfaction reste cachée pour protéger notre équilibre. Dans ces productions oniriques, notre psychisme dissimule la présence de pulsions perturbatrices. Dans cette censure que Freud nomme le travail du rêve, diverses opérations interviennent. Par exemple, un rêve peut transformer une information trop déstabilisante en un élément symbolique : c’est le cas de bien des aspects sexuels qui arrivent à la conscience sous une forme ainsi moins explicite. Par exemple, le sexe masculin prend la forme d’une bougie ou du cou d’un cygne. A côté de la symbolisation, deux autres opérations contribuent à brouiller les pistes du rêveur. D’abord la condensation où diverses scènes, personnes ou lieux sont mêlés. Il n’est pas rare dans un rêve de passer magiquement d’un endroit à un autre très éloigné,  d’une époque à une autre, parfois d’une personnalité à une autre. Freud met l’accent aussi sur le déplacement qui consiste pour un sentiment ou pour une réaction d’être changé de place dans l’agencement d’une scène. C’est ainsi que la colère peut s’exprimer violemment contre une personne qui n’en est pas la cause alors que l’individu qui mériterait qu’on lui souffle dans les bronches est épargné. Si dans notre souvenir, notre animosité a été déplacée, c’est souvent que la personne qui nous a indignés est une personne d’autorité que notre conscience ne trouverait pas bienséant d’agresser. 2)      Codage et décodage.Le travail d’interprétation doit d’abord s’appuyer sur les opérations qui ont conduit à coder et à transformer le contenu du rêve pour qu’il devienne inoffensif dans la réception qu’on en a. Interpréter, c’est donc décoder le rêve à l’aide de toutes ces opérations complexes - la symbolisation, la condensation et le déplacement - qui ont permis d’en cacher la portée réelle. Rien de scandaleux à cette censure car c’est chose, disons, normale, que de protéger le psychisme de désirs perturbateurs. B.   La pratique. 1)   Une objection ? Faudrait-il alors s’interdire d’interpréter ces rêves qui pourraient être déstabilisants ? Rappelons d’abord que Freud a toujours mis en garde contre une diabolisation de l’inconscient qui consiste à se le représenter comme une sorte de boite de Pandore dont sortiraient essentiellement des pulsions néfastes. La réalité est souvent d’une plus grande banalité et finalement, inoffensive. Ensuite quand le souvenir d’un rêve d’adulte affleure à notre conscience, c’est une invitation à y aller voir de plus près pour mieux comprendre ce qui se trame en nous. Il suffit de prendre un exemple d’interprétation de rêve pour s’en persuader. 2)   Un exemple. a)   Le contenu manifeste   Dans son ouvrage, Sur le rêve, Freud donne un exemple : « Une jeune fille rêve que le second enfant de sa sœur vient de mourir et qu’elle se trouve devant le cercueil exactement comme elle s’est trouvée, quelques années auparavant, devant celui du premier-né de la même famille. Ce spectacle ne lui inspire pas le moindre chagrin. »[i]C’est là un rêve d’adulte déconcertant et culpabilisant. On sent bien que le souvenir du rêve ne donne pas le sens véritable. Freud précise :  « La jeune fille se refuse naturellement à voir interpréter son rêve dans le sens d’un désir secret et agressif – précisons-le : elle n’a rien contre son neveu dont elle ne souhaite évidemment pas la mort. Ni apparemment contre sa sœur qui a déjà perdu son premier enfant. b)   La méthode d’association libre des idées. Pour en savoir plus et obtenir des éléments qui vont permettre de décoder ce rêve, Freud utilise la méthode d’association libre des idées grâce à laquelle il a obtenu déjà quelques succès en psychothérapie. Concrètement, il demande à la patiente de préciser tout ce qui lui vient à la tête à l’évocation de ce rêve, sans rien écarter, même si cela ne semble rien à voir. Cette méthode a apporté quelques éléments éclairants que Freud résume ainsi :    « «(…)  il y a ceci qu’auprès du cercueil du premier enfant,  elle s’est rencontrée avec l’homme qu’elle aime; elle lui a parlé; depuis ce moment, elle ne l’a plus jamais revu. Nul doute que, si le second enfant mourait, elle rencontrerait de nouveau cet homme dans la maison de sa sœur. Elle se révolte contre cette hypothèse, mais elle en souhaite ardemment la conséquence, c’est-à-dire la rencontre de l’homme aimé. Le jour qui a précédé le rêve, elle avait pris une carte d’entrée pour une conférence où elle espérait le voir. »De ces faits collectés par la méthode d’association libre des idées et en mobilisant l’opération psychique de déplacement, Freud tire une interprétation de ce songe. Il écrit :  « Le rêve est donc un simple rêve d’impatience, comme il s’en produit avant un voyage, avant une soirée au théâtre, dans l’attente de n’importe quel plaisir. Mais la jeune fille se dissimule à elle-même son propre désir; alors, à l’un des aspects trop indicatifs de la situation, il s’en substitue un autre, aussi impropre que possible à inspirer la joie qui persiste.» Conclusion : Plusieurs perspectives d’interprétationDerrière un aspect troublant, ce rêve cache, à première lecture, une mise en scène permettant de donner satisfaction au souhait que cette femme a de revoir un homme qui lui est cher. Une autre interprétation toutefois semble possible qui permet de mieux expliquer culpabilité et déni d’agressivité qui s’expriment chez la jeune femme. La rivalité fraternelle entre frères et sœurs n’a pas attendu Freud pour être saisie et bien des mythes dans toutes les civilisations nous en parlent. Le désir de la jeune fille n’est dès lors peut-être pas totalement centré sur ce conférencier qu’elle ne connaît d’ailleurs visiblement pas bien, mais aussi sur une situation qui pourrait lui apporter satisfaction en la replaçant à égalité avec sa sœur. Cette dernière en effet a pu se marier et faire deux enfants. La femme qui rêve est célibataire et sans enfant. Dans une famille traditionnelle à cette époque, cette situation n’est pas enviable car la jeune femme commence ainsi une carrière de « vieille fille ». Ce rêve ne serait-il pas une façon de retrouver une situation équilibrée avec sa sœur ? Cette dernière y perd son second enfant. Mais la jeune femme rencontre un potentiel mari. Les voilà de nouveau à égalité. Ce rêve exprime-t-il alors du ressentiment à l’égard d’une sœur dont elle est jalouse ? Ou bien est-ce une façon d’interroger la place d’une jeune femme  à une époque où il est assez mal vu qu’elle ne trouve pas à faire couple et enfants ? Peut-être ces deux choses en même temps. Interpréter, un rêve c’est considérer que les désirs et préoccupations individuels prennent source aussi dans une situation historiquement et sociologiquement déterminésPour un même rêve, des interprétations différentes, sans être au demeurant, contradictoires, sont donc possibles. Est-ce un défaut ou, au contraire, une richesse ? Je pencherais pour la seconde solution. En tout cas, il est important de souligner que pour Freud, le rêve n’est pas simplement du côté d’une imagination qui permet de compenser, voire d’oublier, les déceptions et frustrations du réel. Le rêve est aussi du côté de l’enquête et de la recherche de soi : il constitue, comme ne cesse de le répéter Freud, « la voie royale de l’exploration de l’inconscient ». Dans l’activité onirique s’inventent des dispositifs qui permettent de rendre visible et d’incarner le réel de nos désirs, même les plus inconscients, même les plus hésitants, même les moins affirmés. Freud ne serait pas en désaccord, je pense, avec l’idée formulée dernièrement par le sociologue Bernard Lahire[ii] selon laquelle « le rêve est une conversation de soi avec soi ».  Si la nuit porte conseil comme on dit, n’est-ce pas parce qu’elle constitue un moment de réflexion et de maturation dans lequel l’activité onirique a tout son rôle à jouer ?  Virgules musicales : 1.   Ryuichi Sakamoto & Alva noto : « Moon » dans l’album INSEN (2005)             2.   Boards of Canada : « Music is math » dans l’album Geogadi (2002)[i]Freud : Sur le rêve, chap. IX. [ii] Bernard Lahire : L’interprétation sociologique des rêves, La découverte, 2018.
6/19/202213 minutes, 19 seconds
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L'instant Philo : pourquoi rêvons-nous ?

L’instant philo                                                                      Dimanche 22 mai 2022                                                     Pourquoi rêvons-nous ?  IntroductionPour les grecs, Morphée dans les bras duquel nous nous réfugions chaque nuit, est à la fois le dieu du sommeil et celui des songes. En effet, lorsque nous sommes assoupis nous traversons deux séquences bien distinctes. Il y a le sommeil profond où nos activités cérébrales sont au plus bas, où le corps s’abandonne à l’inertie la plus complète. Le visage du dormeur n’exprime alors plus rien et on peut être fasciné mais aussi effrayé par cette façon de s’absenter physiquement du monde qui ressemble à la mort. Il existe aussi le sommeil dit paradoxal – paradoxal car si on branche un électroencéphalogramme sur la tête du dormeur, on peut constater une activité cérébrale intense, souvent équivalente à celle d’une personne bien réveillée. Cette période s’accompagne aussi de mouvements du corps. Les yeux s’agitent souvent derrière les paupières, l’individu endormi change volontiers de position et peut prononcer quelques brèves et souvent incompréhensibles paroles. Il arrive même qu’il se redresse, se lève et se transforme en somnambule. Bref lors du sommeil paradoxal, il se passe quelque chose de vraiment intrigant et c’est justement le moment où nous rêvons. Toutes les nuits nous rêvons, même s’il est courant que nous n’en ayons aucun souvenir. Et quand nous nous souvenons d’un rêve, c’est souvent avec étonnement et fascination. Le rêve a ainsi de quoi nous faire spéculer. On a, par le passé, souvent estimé que les Dieux, par son intermédiaire, entraient en communication avec les humains. Les rêves, revêtus d’un caractère sacré, étaient ainsi pris très au sérieux et faisaient l’objet de multiples interprétations. On entend toujours parler de rêves prémonitoires et les élucubrations sur les pouvoirs extraordinaires du rêve vont bon train sur internet. Mais que penser en vérité de cette activité onirique ? Quelle est sa fonction et son sens profond ? Comment définir le rêve ? Pourquoi rêvons-nous ?I.                    Le rejet de la conception « mythologique ».  Le discours le plus savant et le plus cohérent que nous ayons pour l’heure sur le rêve est, celui de la psychanalyse, en dépit de toutes les interrogations qu’elle continue de soulever. Freud, le père fondateur de cette nouvelle psychologie, s’est intéressé très tôt au rêve qu’il considère dans son premier ouvrage comme « la voie royale de l’exploration de l’inconscient »[i]. Faire l’étude de ce phénomène, somme toute banal, constitue en effet à ses yeux un argument fort pour prouver que notre activité psychique ne se réduit pas à la conscience que nous en avons. Si nous voulons répondre aux questions que nous nous posons, c’est donc d’abord les analyses de Freud qu’il faut prendre en considération. Son geste initial de scientifique en cette affaire est d’écarter la représentation « mythologique » et irrationnelle du rêve qui estime que l’activité onirique constitue un accès à une autre dimension du réel, souvent un monde surnaturel. On peut penser au « dream time » - ce temps du rêve qui est le moment mythique au fondement de toute la conception totémiste du monde des aborigènes d’Australie. Plus proches de nous, dans les monothéismes, beaucoup de relations au divin ainsi que d’annonces faites notamment à des prophètes, se déroulent lors de rêves. Enfin, là où le culte des ancêtres est pratiqué, les songes sont censés permettre d’entrer en contact avec les défunts. Penser le sommeil comme un accès à un monde différent a inspiré aussi le cinéma fantastique. Dans Les griffes de la nuit de Wes Craven, l’héroïne dès qu’elle s’endort, se retrouve en proie aux lacérations d’un personnage terrifiant qui incarne assez bien l’aspect autodestructeur de certaines pulsions inconscientes quand elles font retour dans la conscience. II.                  Fonction et définition du rêve. 1)      Pourquoi rêvons-nous ?  Freud estime que toutes ces représentations d’un au-delà que l’activité onirique permettrait d’explorer, ne sont que des interprétations imaginaires d’une activité psychique bien réelle mais mal comprise. Là où la vision mythologique voit dans le rêve le lieu d’une rencontre avec des réalités extérieures et surnaturelles, Freud, en scientifique qu’il est, perçoit la présence d’un pouvoir tout à fait naturel et intérieur à notre psychisme qu’il nomme la « dramatisation »[ii]. De quoi s’agit-il ? La dramatisation est la capacité que nous avons de mettre en scène à l’aide d’une production imaginaire la réalisation un désir qui nous tient à cœur. Cette fonction psychique générale permet de comprendre bien des œuvres d’imagination mais aussi et surtout le jaillissement en nous des rêves. Si nous rêvons la nuit, c’est parce que nous mettons en scène la satisfaction d’aspirations profondes que dans la journée, nous ne pouvons pas combler. Le rêve est ainsi une sorte de soupape de sécurité qui permet à la pression de nombreux désirs non assouvis dans le quotidien de baisser et de devenir supportable. Une personne qui perdrait la possibilité de rêver deviendrait folle. Loin de nous introduire dans une extension mystérieuse du réel, le rêve permet de nous consoler grâce à l’imaginaire de toutes les privations que le réel nous impose. On comprend mieux ainsi l’opposition entre rêve et réalité. 2)      Une définition générale du rêve. Toutes ces précisions autorisent Freud à proposer la définition suivante : « le rêve est la réalisation d’un désir ». De fait quand on utilise l’expression populaire, « ce serait le rêve ! », dit-on autre chose ? Le rêve désigne ici le bonheur, c’est-à-dire la satisfaction d’un désir qui nous comblerait vraiment. Et puisqu’il est de manière générale toujours la réalisation d’un désir sur une scène imaginaire, le rêve a bien un sens. Une interprétation de nos songes à l’aide de connaissances et d’une méthode scientifiques est envisageable qui peut permettre de saisir les désirs bien réels et souvent inconscients qui s’agitent en nous. Une enquête peut être ouverte pour découvrir quelle aspiration profonde s’exprime dans nos rêves et quels fantômes oubliés de notre passé viennent parfois nous hanter. III.                Rêve d’enfant et rêve d’adulte.     1)      Représentation matérialiste du rêveFreud s’est opposé avec force aux théoriciens matérialistes de son époque qui estimaient que le rêve est un épiphénomène sans aucun sens. Ces derniers, prenant appui sur l’aspect décousu et absurde de la plupart de nos rêves, en concluaient que ces fragments incohérents de représentation et d’affects sont les produits d’une simple surchauffe de notre activité cérébrale. Quand une machine a beaucoup tourné, elle continue parfois quand on l’éteint à émettre sifflements et grincements divers. Il serait incongru de tenter de saisir à travers ces bruits un message qu’elle nous adresserait. De la même manière quand une journée est très agitée, notre cerveau stimulé est en ébullition et lorsque le sommeil arrive, il produit encore en vrac images et sentiments qu’on nomme « rêve » dont il n’y a rien à tirer. Pour les matérialistes, songe n’est que mensonge et un scientifique se couvrirait de ridicule s’il voulait interpréter un rêve.2)      Le rêve d’enfant. Freud s’inscrit en faux contre cette théorie. Il existe, en effet, des « rêves d’enfant » qui réalisent clairement pendant le sommeil un désir conscient.  Par exemple, un enfant qui adore jouer au foot avec ses camarades, doit à la fin d’une journée passée à cette saine activité, rentrer à la maison, prendre sa douche et son dîner et se coucher. Il peut certes protester mais avec la pression conjuguée des parents et de la fatigue, il finit par s’endormir. Au matin, quand il raconte son rêve, on n’est pas surpris d’apprendre qu’il a rêvé jouer au foot et qu’au fond, il a pu réaliser sur la scène onirique le désir qui lui tenait à cœur de satisfaire. 3)      Le rêve d’adulteL’erreur des matérialistes est d’ignorer ces rêves qui réalisent clairement des désirs conscients. Les matérialistes en restent aux rêves dits « d’adulte » qui sont des réalisations déguisées de désirs inconscients. Pour Freud, on le sait, notre activité psychique est en partie inconsciente car nous avons en nous des pulsions et des aspirations que nous ne supporterions pas de voir en face. Bien des idées et des passions sont ainsi refoulées, c’est-à-dire rejetées dans la partie inconsciente de notre psychisme en vue de protéger notre équilibre. Néanmoins, ces désirs refoulés et inconscients restent en nous et il est bon aussi pour notre équilibre, de leur concéder quelques satisfactions quand ils montent en puissance et pourraient créer des tensions dommageables à notre santé mentale. Les rêves d’adulte répondent à cette nécessité de mettre en scène quelques actes qui apportent une satisfaction imaginaire à ces désirs qui s’agitent en nous sans que nous puissions bien les identifier et qui pourraient nous tourmenter. L’activité onirique développe ainsi en nous un théâtre intérieur qui nous console des fortes déceptions du quotidien, que ces dernières soient conscientes ou non. 4)      Le cauchemar Mais que faire des cauchemars qui semblent contredire par leur contenu émotionnel négatif l’idée que le rêve serait réalisation d’un désir et source de bien-être ? Il est bon de rappeler tout d’abord que nos propres désirs peuvent nous faire peur, produire de l’angoisse et avoir été d’ailleurs refoulés pour cela. Dans les rêves d’adulte habituellement la réalisation des désirs inconscients est censurée : la conscience est alors protégée. Notre souvenir de ces rêves cache tout ce qui pourrait trop nous perturber. Ce travail de dissimulation se fait en grande partie au moment où nous rêvons, même si on constate avec surprise qu’il arrive que les traces d’un rêve qui semblaient bien imprimées s’effacent au fur et à mesure que la journée avance. Les cauchemars se produisent justement quand le travail de censure ne fonctionne plus bien. Le psychisme utilise alors un autre moyen pour protéger la conscience: il brouille tout ce qui est trop explicitement déstabilisant par une montée d’angoisse qui détourne l’attention. Si cela ne suffit pas, il ne reste plus qu’à faire monter l’angoisse au point de réveiller le dormeur qui arrête ainsi de rêver. Le cauchemar ne déroge pas à la définition du rêve : le cauchemar est aussi la réalisation certes mal dissimulée d’un désir inconscient où la censure n’arrivant plus à protéger la conscience avec ses outils habituels, fait monter l’angoisse et finit même par stopper tout le processus en cours quand elle voit que cela dégénère. La différence entre ces deux manifestations de la vie onirique que sont le rêve et le cauchemar n’est donc pas si radicale.             Au fond, si nous rêvons, c’est parce que nos aspirations dépassent toujours la réalité que nous vivons. Le rêve peut-être ainsi pensé comme un refuge construit dans l’imaginaire mais il est aussi ce qui nous conduit à transformer le réel et à espérer un monde meilleur.  Dans une prochaine émission, j’aborderai la question de l’interprétation des rêves en prenant le temps de développer quelques exemples pour illustrer le propos. Didier Guilliomet Virgules musicales utilisées dans cette émission :-          Un extrait de l’album Rubycon (1975) du groupe allemand Tangerine Dream. -         Un extrait de la chanson «  Ghosts » (1981) du groupe Japan [i] Le rêve et son interprétation. [ii] Sur le rêve, chap. 3.
5/22/202213 minutes, 51 seconds
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L'Instant Philo : Rupture et Continuité

Illustration : Photographies de Roman OpalkaL’instant philo                                                                                                Rupture et continuité L’émission a été diffusée le dimanche 24 avril 2022 dans le magazine « Viva Culture » sur Ouest Track Radio.  Référence musicale : « O Superman » de Laurie Anderson : https://www.youtube.com/watch?v=Vkfpi2H8tOE I.             Analyse généraleA.    Remarques introductives  Dès qu’on veut appréhender l’évolution d’une réalité, les idées de « Rupture et continuité » se présentent assez spontanément à nous. Les années passant et s’accumulant, on se demande : qu’est-ce qui a vraiment changé ? Et qu’est-ce qui reste identique ? Ces notions de « Rupture et continuité » ont pour caractéristique de s’appliquer, de façon qui nous semble éclairante, aux choses sur lesquelles le cours du temps a une prise et auxquelles il arrive quelque chose. Elles se présentent ainsi comme des catégories utiles et même indispensables pour saisir toute réalité soumise à la temporalité, c’est-à-dire pour appréhender tout ce qui existe autour de nous. Mais on s’aperçoit vite que les choses se compliquent quand on cherche à se servir de cette distinction. On est souvent embarrassé. On s’exerce alors à de subtiles nuances : ainsi on juge qu’il y a « rupture dans la continuité » dans certains cas. Façon de dire que ça change sans changer. Mais quand des artistes comme Bob Dylan ou David Bowie ne cessent de se réinventer tout au long de leur carrière, on se risque à parler de continuité dans la rupture. Pas facile. On a aussi parfois l’impression que ces catégories sont des habits trop amples ou trop étroits, en tout cas, mal adaptées au corps des phénomènes dont les contours se trouvent cachés ou déformés par ce qui était censé les faire mieux percevoir. Comment arriver à bien ajuster et adapter ces notions à la réalité ? Rupture et continuité forment donc un couple plus complexe et énigmatique qu’on ne le pense. Aussi est-il utile de commencer par en donner une définition plus précise.  B.    Définitions 1)      La continuité. Quand on a le sentiment que rien ne change fondamentalement pendant un laps de temps dans un domaine quelconque, on parle de continuité. Quelque chose demeure. Par opposition, dans la rupture, quelque chose meurt et disparaît. A la suite de quoi, la nature ayant horreur du vide, autre chose apparait. Pour autant, la continuité ne se confond pas avec l’identité. Il y a tout de même de la  différence dans la continuité entre des choses qui gardent un lien si fort qu’elles peuvent être rassemblées. Un tas de sable peut-être plus ou moins fourni : on peut en rajouter ou en retirer un peu : cela reste un tas de sable. Les variations constatées ne sont que quantitatives. De façon plus générale, Anaxagore, ce penseur présocratique du cinquième siècle pouvait affirmer : « Rien ne se crée, rien ne périt mais des choses déjà existantes se combinent et se séparent ». La continuité n’exclut donc pas le changement mais elle est une discontinuité de faible intensité Dans un autre domaine, la série de toiles de Cézanne représentant la Montagne Sainte Victoire ou celle de la cathédrale de Rouen à des heures différentes peintes par Claude Monet constituent des variations sur le même thème. Dans ces deux ensembles cohérents, aucun tableau ne tranche radicalement avec les autres : il y a donc continuité, en dépit de la diversité des œuvres. 2)       La rupture.    Comment définir la rupture ? Tout d’abord, elle n’est pas une simple suspension temporaire de l’ordre habituel. On a ainsi envisagé un temps la période de pandémie et de confinement que nous avons traversée comme ce qui allait produire un monde d’après très différent. Il y a bien eu alors interruption d’un ordre du monde du fait de l’interférence perturbatrice de l’épidémie. Mais pas disruption – pour employer un terme à la mode. Le cours des choses a malheureusement continué comme avant. Une simple parenthèse n’est pas une rupture. Car cette dernière consiste à mettre un point final, à tourner la page et parfois à écrire un nouveau chapitre. Une rupture renvoie à du disruptif, c’est-à-dire à un événement qui change tout dans un domaine. C’est un bouleversement profond qui fait qu’il y a un avant et un après. Rupture, brisure, cassure : ces termes vont ensemble. Mais la rupture n’a pas qu’un versant négatif : elle peut être aussi une destruction créatrice – pour reprendre l’expression de l’économiste Joseph Schumpeter. Avec la révolution française, l’ancien régime tombe mais la République est posée sur les fonts baptismaux. On change d’époque avec l’avènement d’une organisation nouvelle du politique. Toute rupture ne constitue pas cependant un progrès. Rompre avec le passé peut conduire à une régression comme le montrent la prise de pouvoir des nazis en Allemagne en 1933 ou encore le changement climatique dont nous commençons à sentir les effets délétères. L’exemple du tas de sable montre qu’une rupture peut aussi être jugée neutre dans la mesure où elle n’impacte pas la vie des humains. Si j’évacue progressivement tout le sable, le tas disparaît. On a fait place nette. On est passé à autre chose. Inversement, si on ajoute des tonnes et des tonnes de sable, ce n’est bientôt plus un tas mais une montagne. La différence de quantité peut produite une différence de nature. Il y a des effets de seuil. Dans tous les cas, la rupture est un saut qualitatif : le passage d’une réalité à une autre. Et ce toujours dans un domaine précis car il reste un fond d’identité dans la rupture. La rupture a lieu, en effet, entre réalités qui font partie d’un même ensemble. Sinon, on ne parle plus de rupture mais de choses qui n’ont plus rien à voir entre elles. La révolution ne change rien à un tas de sable. Et la disparition de ce dernier ne constitue pas habituellement un évènement politique.  En somme, par opposition à la continuité qui est une discontinuité de faible intensité où le temps qui passe ne change pas la nature des choses, la rupture est une discontinuité de forte intensité qui signifie changement radical dans un domaine précis. II.           Quel est le bon usage de ces notions de rupture et de continuité pour saisir le réel ? Comment se servir judicieusement de ces catégories à la fois opposées et proches ? On observe deux tendances qui privilégient chacune dans l’interprétation des phénomènes une des notions à l’exclusion de l’autre. A.      Continuistes versus discontinuistes  D’un côté, les gradualistes, qui ont pour représentant illustre Charles Darwin, estiment que la continuité est la loi dans la nature. C’est pourquoi on les nomme aussi « continuistes ». Ils se veulent rationalistes. Pour eux, il n’y a pas de création spontanée, imprévisible et inexplicable. La nature ne fait pas de saut en dépit des changements qu’on y constate et elle ne supporte donc aucune rupture. « Rien se perd, rien ne se crée, tout se transforme », telle est la formule proche de celle d’Anaxagore que l’on utilise habituellement pour présenter le principe de conservation des masses dans le changement d’état de la matière formulé par Lavoisier au XVIIIème siècle. Déterministes, Les continuistes s’efforcent de dégagent les chaînes causales qui relient clairement le présent au passé dont il provient– ce qui semble raisonnable du point de vue scientifique. De l’autre côté, pour les discontinuistes, il y a lieu de parler de ruptures et de création dans la marche du monde qu’ils jugent imprévisible. Ils sont très attentifs et sensibles dans tous les domaines à ce qui est inédit et nouveau. Le paléontologue et biologiste Stephen Jay Gould, dans sa théorie des équilibres ponctués, avance contre Darwin, avec de sérieux arguments, que les transitions évolutives se font brutalement et non graduellement. Dans l’Histoire, les discontinuistes mettent l’accent sur l’évènement qui change tout et fait bifurquer l’humanité dans une autre direction alors que les continuistes, à la manière de Fernand Braudel et des représentants de l’école des annales, estiment que l’évènement historique n’est que l’aspect plus visible de lames de fond souterraines qui s’inscrivent dans un temps long. Les continuistes portent, en effet, Intérêt aux invariants. Ainsi derrière l’URSS, De Gaulle voyait la persistance d’une nation - la Russie - qui aurait dû être prise davantage en considération par ceux qui voyaient avec la fin de la guerre froide l’effacement définitif de ce pays sur la scène internationale. Quand l’écume des événements se dissipe, des réalités monolithiques qu’on croyait disparues, réapparaissent en effet souvent.B.      Rupture, continuité et réalitéIl est difficile de trancher définitivement entre continuistes et discontinuistes. Qui a le bon jugement ? Celui qui discerne, non sans une pointe d’ironie, derrière la nouveauté les vieux et classiques scénarios ? Ou celui qui se plaint, souvent à raison, de notre tendance à recouvrir les couleurs de la nouveauté du gris de l’ancien ?  Celui qui perçoit la continuité et les invariants dans les soubresauts de l’histoire ? Ou bien celui qui est sensible à ce qui se présente, parfois de façon très discrète, comme une rupture par rapport à ce qui s’est passé avant ? Parfois aucun des deux. Des fois, alternativement les deux. La pilule contraceptive, une des révolutions du vingtième siècle,  a produit une vraie rupture dans la condition féminine, la sexualité, et la représentation de la natalité. Toutefois quand elle a été autorisée en France avec la loi « Neuwirth » de 1967, elle a été présentée comme la suite du mouvement d’émancipation des femmes en France qui leur a donné le droit de vote après la seconde guerre mondiale, le prolongement aussi d’une politique nataliste qui prend en considération les bonnes conditions de vie de l’enfant et la santé des femmes pour laquelle des enfantements successifs peuvent être dangereux. Claude de France, la première épouse de François 1er, est morte à 24 ans, épuisée par sept accouchements successifs.  Toute la question est de bien accorder nos jugements avec le domaine de réalité qu’on appréhende et d’ajuster nos grilles de lecture au corps des phénomènes. Car si rupture et continuité sont des notions pertinentes, c’est qu’il y a une qualité mixte du réel qui correspond à ces deux notions. Bergson écrit dans La pensée et le mouvant[i] :« C’est justement cette continuité indivisible de changement qui constitue la durée vraie (…) la réalité est la mobilité même ». Pour Bergson, la réalité est le temps lui-même qui unit continuité et changement profond. Ce n’est pas par hasard qu’il a intitulé un de ses ouvrages majeurs : L’évolution créatrice. Tout est en mouvement. On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. L’immobilité n’est que de la mobilité qui se cache. De la même façon, toute continuité dissimule par la lenteur et la faible intensité qui la caractérise, une rupture qui se prépare et une nouveauté qui prend forme. De même que nous avons besoin de distinguer ce qui est immobile de ce qui est mobile pour nous guider dans nos actions et y voir clair dans ce qui nous entoure, nous avons besoin de distinguer continuité et rupture, même si cette dernière met à nu brutalement l’évolution créatrice incessante. Il faut rompre selon Bergson avec une vision manichéenne qui opposerait complétement rupture et continuité car, bien qu’il soit utile qu’on les distingue, elles conservent un lien profond. Pour lui, rien se perd, tout se transforme, tout évolue en créant continument du nouveau, parfois de façon discrète et imperceptible, d’autre fois de manière plus spectaculaire. Pour comprendre la réalité à l’aide des catégories de rupture et de continuité, il nous semble utile en guise de conclusion, de nous tourner vers cette bipédie que Darwin a étudiée avec passion. La marche du monde en effet n’est possible que grâce à deux jambes, l’une est posée, stable, sur le sol du passé, l’autre s’élance aventureusement dans les airs, en déséquilibre, cherchant devant elle un point appui pour nous faire avancer et nous placer dans une situation future qui peut être complétement nouvelle. Ceux qui ne se servent que d’une des catégories, pensent que la réalité est unijambiste … mais ça ne marche pas !  [i] La pensée et le mouvant : Chap. V. La perception du changement
4/24/202210 minutes, 1 second
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L'Instant Philo : Economie et écologie

L’instant philo                     Economie et écologie                           Emission du dimanche 27 mars 2022Introduction« Economie et écologie » : ces deux termes sont très proches. « Eco » vient du grec Oikos qui signifie la maison ou l’habitat. Nomos qui a donné en français « nomie » désigne la loi ou la gestion. L’économie, en ce sens, est la bonne administration ou gestion de la maison. L’écologie, elle, est littéralement l’étude ou la science (du grec Logos) de notre milieu de vie.Cette proximité n’a pas empêché économie et écologie de prendre des chemins différents. Et même de rentrer violemment en conflit l’une avec l’autre. L’écologie, s’appuyant sur des données scientifiques, lutte pour promouvoir ce qui permettrait de protéger notre maison commune - la terre. L’écologie vise ainsi cette saine administration de notre habitat dont notre système économique actuel s’est détourné en poursuivant inexorablement sa marche, au nom de la croissance, vers une dégradation de plus en plus dangereuse des conditions de vie sur notre planète.On pourrait pourtant se donner les moyens d’avoir une gestion de notre maison commune respectueuse d’un équilibre favorable à l’ensemble des vivants. Mais pour réconcilier économie et écologie, ces deux sœurs devenues ennemies, il y a une vraie révolution à faire – à commencer dans notre représentation des choses. Dans cette émission, à partir d’un abécédaire constitué de trois entrées : « bien-être », « pouvoir d’achat » et « décroissance », nous aimerions interroger justement le rapport entre économie et écologie et ouvrir ainsi quelques pistes de réflexion. Nous avons eu l’occasion, à l’invitation de Jean-Luc Guyon-Firmin du service culturel de Montivilliers, d’aborder ces points lors d’une séance de l’université populaire consacrée à la transition écologique. Cette émission reprend dans une large mesure les enregistrements effectués lors de cette université populaire dont les activités continuent jusqu’en juin prochain[i]. Le bien-être C’est un sentiment de satisfaction à la fois matérielle et morale. Proche ainsi du bonheur qui est toutefois une satisfaction sur une durée plus conséquente de nos désirs principaux.  Le bien-être ne se définit pas seulement par un bon niveau de revenu et un bon pouvoir d’achat. Certains économistes le définissent parfois à l’aide du P.I.B. – indicateur du bien-être dans un pays. Le bien être va plutôt avec le bien-vivre dont se préoccupe l’éthique. J’aime bien rappeler à ce sujet la définition que donne le philosophe Paul  Ricœur : l’éthique est le souhait d’une vie accomplie avec et pour les autres dans des institutions justes »[ii].  Il faut le rappeler – tant il est vrai qu’on l’oublie souvent - l’humanité depuis le début de l’ère industrielle a connu une période d’abondance et d’amélioration des conditions matérielles d’existence tout à fait exceptionnelle. L’exploitation à peu de frais de nouvelles sources d’énergie – dont le pétrole – a donné un coup d’accélérateur à tout ce processus. Il y a eu des progrès inédits dans la répartition et la qualité des soins médicaux, des avancées incroyables dans toutes les techniques de productions industrielles et agricoles avec une science qui s’est développée à une rapidité jamais vue. Un citoyen d’un pays développé ayant un revenu moyen détient dorénavant un pouvoir d’achat qui lui donne accès à un luxe auquel aucun Roi de France en exercice ne pouvait accéder : eau et chauffage à disposition, nourriture variée venant du monde entier, médecine efficace, possibilité de communiquer sans délai à peu de frais avec le monde entier, moyen de transport inouï qui permet de nous transporter à une vitesse hallucinante à l’autre bout du monde. Nous sommes les enfants gâtés de l’histoire. Et comme c’est souvent le cas des enfants gâtés, nous ne sommes pas vraiment conscients de la chance que nous avons. Nous sommes devenus si habitués à avoir à disposition une véritable caverne d’Ali Baba que même la perspective du dérèglement, voire de l’effondrement du système ne nous détourne pas d’un plaisir dont nous sommes devenus « accro ». Dès qu’il s’agit d’envisager la nécessité d’un changement profond de notre mode de vie, on tombe souvent dans l’éco-anxiété – bref dans un mal-être profond. Comment faire son deuil de cette abondance exceptionnelle ? Il ne s’agit pas de rester accroché à une vision dépassée et sommaire du bien-être de l’humanité. Croit-on sérieusement que les modèles de vie qui ont été portés par les sociétés de consommation sont les meilleurs ? Et que ce serait malheur absolu de les abandonner ?Le pouvoir d’achat. Les économistes définissent « le pouvoir d'achat par la quantité de biens et de services que l'on peut s’acheter grâce à ses revenus ou ressources effectives (salaire, prestation sociale et familiale, capital). Son évolution est liée principalement pour les personnes à celles des prix et des salaires. C'est ainsi que, si les prix augmentent dans un environnement où les salaires sont constants, le pouvoir d'achat diminue alors que si la hausse des salaires est supérieure à celle des prix, le pouvoir d'achat augmente.Une telle définition est nécessaire pour évaluer la  richesse et la pauvreté au sein d’une société mais cette estimation est liée à la capacité de consommer – d’acheter des biens qui ne sont pas nécessairement ceux de première nécessité. Productivisme, croissance, pouvoir d’achat et société de consommation sont ainsi associés. D’aucuns pour prendre le contre-pied de cette idéologie implicite du pouvoir d’achat parle du « pouvoir de non achat » qui va avec une certaine autonomie productive axé sur le local, ou avec de structure qui cherchent à être autarciques pour rompre avec une dépendance complète à un marché de plus en plus mondialiséSoulignons que le pouvoir d’achat actuel de bien des hommes sur terre ouvre à une quantité de biens et de services qui ont été pendant longtemps dans l’histoire inimaginables. Difficile de faire son deuil de cela. Ensuite, avec la transition écologique et une décroissance productive nécessaire, la question sociale de la réduction générale du pouvoir d’achat va se poser. On voit déjà que la hausse des carburants par exemple peut conduire à des réactions vives – qu’on pense aux gilets jaunes en France ou révoltes dans certains pays (en janvier au Kazakhstan). Pas étonnant que dans la campagne électorale actuelle, le sujet soit central et très sensible car bien des ménages, en dépit de la richesse générale du pays, ont du mal à boucler leur budget. Le seuil de pauvreté est fixé par convention à 60 % du niveau de vie médian de la population. Il correspond à un revenu disponible de 1 102 euros par mois pour une personne vivant seule et de 2 314 euros pour un couple avec deux enfants âgés de moins de 14 ans. Les 9,3 millions auxquels on aboutit avec ces critères  représentent 14,8% de l'ensemble de la population française en 2021. Selon l'Insee d'ailleurs, ce taux de pauvreté monétaire est à son niveau le plus élevé depuis 20 ans dans notre paysBien des penseurs de Platon à Marx en passant par Rousseau ont dénoncé les effets négatifs de revenus trop inégaux. Une société où il y a des très riches et/ou des très pauvres est fragilisée. En France, on a de plus en plus de milliardaires mais aussi 4 millions de personnes qui sont très précaires. La très grande richesse pose divers problèmes car elle donne un pouvoir trop considérable à quelques citoyens qui peuvent être tentés de faire la loi. La très grande pauvreté déjà scandaleuse et mauvaise en soi, peut aussi conduire à des révoltes et des troubles de l’ordre public. Il semble donc nécessaire de rééquilibrer les revenus de tous. Une réflexion sur la transition écologique s’accompagne ainsi souvent par exemple de considérations sur le revenu minimum – ce que les décroissants appelle la dotation inconditionnelle d’autonomie. Mais aussi sur un système d’imposition plus efficace pour réduire la caste des très riches dont ces derniers temps les Pandora papers (chiffre estimé à 11 300 milliards d’évasion fiscale !!!) ont montré chez certains, le peu de sens civique et de solidarité. Dans les deux cas, l’intervention de l’Etat est essentielle.La décroissance S’il y a bien une notion indispensable pour réconcilier économie et écologie, c’est bien celle de décroissance. Au début du dix-neuvième siècle, Jean-Baptiste Say[iii] a posé le dogme essentiel de nos doctrines économiques : celui de la croissance censée être le vecteur d’un progrès illimité du bien-être humain. Il supposait que les ressources sur terre étaient illimitées et que mère nature pouvait sans problème, supporter l’ensemble des conséquences de notre pétulante activité industrielle et agricole. Double erreur : la planète souffre gravement des dégâts parfois irrémédiables liés à notre productivisme et les ressources terrestres ne sont pas inépuisables. Il faut rompre avec le mythe d’une croissance illimitée et heureuse. La décroissance se présente comme la perspective économique alternative. Elle se distingue de la récession, phénomène subi, symbole de malheur, de plus grande pauvreté et de difficultés existentielles principalement pour les plus démunis. «A l’inverse, La décroissance pour l’économiste et anthropologue Jason Hickel[iv], relève d’une décision politique dont les visées sont positives. En effet, pour Hickel, «  la décroissance est une réduction planifiée de l’utilisation de l’énergie et des ressources visant à rétablir l’équilibre entre l’économie et le monde du vivant de manière à réduire les inégalités et améliorer le bien-être de l’homme. »La décroissance a donc pour premier objectif de réconcilier économie et écologie en rétablissant « l’équilibre entre l’économie et le monde du vivant ». Pour cela, la planification, dispositif politique qui fut si utile en France pour reconstruire le pays après la seconde guerre mondiale, est mobilisée pour arriver à une « réduction de l’utilisation de l’énergie et des ressources ». Un tel changement de modèle économique est indispensable pour maintenir des conditions satisfaisantes de vie sur terre. Une politique sociale accompagne cette transformation du système productif – les décroissants proposent notamment en France l’idée d’une dotation inconditionnelle d’autonomie qu’il s’agit de coupler avec un impôt pour que tout le monde contribue selon ses moyens à la transition écologique. Enfin, l’idée, contrairement à ce qui se passe dans la récession, est d’arriver à améliorer le bien-être des hommes. Moins de biens certes mais plus de liens. Moins d’artificielle prospérité mais plus de vraie solidarité.On peut ainsi perdre notre statut d’enfant gâté de l’histoire, sans que ce soit une catastrophe. On peut même aller plus loin : c’est précisément en nous défaisant de nos habitudes d’enfants gâtés que nous éviterons la catastrophe.  A condition toutefois qu’on devienne des adultes responsables et soucieux de la qualité de vie de tous – y compris des générations futures et de tous les vivants avec lesquels nous partageons notre planète Terre.Virgule musicale : David Sylvian : « I surrender » tiré de l’album : Dead Bees On A Cake 1999.   [i] https://www.ville-montivilliers.fr/actualites/19740-4/[ii] Paul Ricœur : Soi-même comme un autre. 1990.[iii] Jean-Baptiste Say : Traité d’économie politique, 1803[iv] Jason Hickel : Less is more. How degrowth will save the world, London Penguin randome house, 2021
3/27/202239 minutes, 12 seconds
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L'Instant Philo : La méditation: mode de pensée ou mode de vie ?

La méditation : mode de pensée ou mode de vie ? par Emma BartelEmission du dimanche 27 février 2022Emma Bartel, ancienne élève du lycée François 1er au Havre, est actuellement doctorante à Sorbonne Université et enseigne à l’Université de Paris. Sa thèse porte sur les femmes et l’art de la méditation au 17ème siècle en Angleterre. Les virgules musicales sont des compositions de Eydis Evensen que cette dernière interprète en concert. https://www.youtube.com/watch?v=MhY7mVCIU6QLes titres des morceaux dans leur ordre de diffusion dans l'émission - Dagdraumur- Wandering I  - Fyrir Mikael
2/27/202212 minutes, 42 seconds
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L'Instant Philo : L’écologie entre peur, ennui et espoir

« L’instant philo »                                                                                            Dimanche 30 janvier 2022    L’écologie entre peur, ennui et espoir Introduction Le mois de janvier qui s’achève est traditionnellement le moment où nous échangeons des vœux et souhaitons à notre entourage le meilleur pour la nouvelle année qui commence. C’est l’occasion souvent de resserrer quelques liens. Mais après avoir traversé les turbulences dues à la pandémie mondiale et dans la perspective du « nouveau régime climatique » dont les effets négatifs se font déjà sentir, ces vœux sonnent un peu faux. Sommes-nous crédibles quand nous souhaitons aux autres un bel avenir ? Certes, et c’est une bonne nouvelle, une vraie prise de conscience a bien eu lieu. Pourtant comme le remarquent Bruno Latour et Nicolaj Schultz[i], deux penseurs très engagés dans la transition écologique : « pour le moment l’écologie politique réussit l’exploit de paniquer les esprits et de les faire bailler d’ennui.».  Comment expliquer cette situation aussi paradoxale que désolante ? Qu’est-ce qui permettrait à un projet écologiste d’éviter le double écueil de la peur qui paralyse et du discours  qui est inaudible ? Assurément la capacité de dégager des perspectives constructives et positives. Aucune société humaine ne peut, en effet, se dispenser d’entretenir de l’espoir. Mais quelles sont-elles ces perspectives qui pourraient contrebalancer en partie le diagnostic inquiétant que nous faisons de la situation sur terre et les pronostics sombres qui concernent notre avenir, notamment ceux du G.I.E.C.? En somme, comment passer du désenchantement, voire du catastrophisme, à un projet stimulant que l’humanité puisse appeler de ses vœux – notamment du nouvel an !Pourquoi le discours écologiste semble-t-il trop souvent inaudible ?  Déni de réalité Pourquoi le discours écologiste a-t-il parfois tant de mal à être entendu ?Déni et rejet mêlé d’ironie restent, il est vrai, courants face à l’avenir que le discours écologique annonce. C’est le thème du film d’Adam McKay Don’t look up qui remporte un vrai succès en ce moment. Une personnalité emblématique de l’écologie, Greta Thunberg qui dénonce les malheurs sans toujours être prise bien au sérieux est ainsi un peu notre Cassandre. Pourtant, contrairement au personnage de la tragédie grecque, la jeune militante écologiste n’est pas dans la prophétie : elle s’appuie sur des prévisions scientifiquement fondées.Dérive religieuse ?Alain Badiou dénonce aussi une dérive qui retire du crédit à certains écologistes. Adorateurs de la déesse Terre rebaptisée Gaïa, certains sont des prêcheurs qui invitent leurs fidèles à faire le bien, « à ne plus manger de viande, à chasser les chasseurs ou à ne circuler qu’à bicyclette, ou à produire dans son petit jardin des épinards métaphysiquement bio. ». Tout en étant bien complaisants, note Badiou, à l’égard des classes dominantes et des idéologies de droite[ii]. Il reproche ainsi à Greta Thunberg d’avoir déclaré qu’il ne faut pas s’attaquer au capitalisme parce que cela divise.[iii]  Il lui donne sans bienveillance le sobriquet de « petite sainte de l’écologie », car elle illustre, selon lui, une « désorientation cléricale[iv] » de ces verts « que la question de la propriété privée et du communisme laissent indifférents » mais qui aiment à sermonner et à culpabiliser leurs interlocuteurs. Comme chez tout militant, il peut y avoir des excès mais ne faut-il pas distinguer d’une part, les analyses de la situation actuelle dans laquelle  notre modèle économique doit être mis en cause, de la façon, d’autre part, de faire naître une prise de conscience chez des citoyens qu’un discours immédiatement anticapitaliste pourrait braquer ? En tout cas, le décalage entre la gravité de la situation et le peu de force mobilisatrice du discours écologiste ne s’explique pas principalement, je crois, par cette dérive superstitieuse que Badiou signale.Un deuil difficile à faireIl y a un élément dont il faut tenir compte : l’humanité depuis le début de l’ère industrielle a connu une période d’abondance et d’amélioration des conditions matérielles d’existence tout à fait exceptionnelle. Et l’exploitation à peu de frais de nouvelles sources d’énergie – dont le pétrole –  a donné un coup d’accélérateur à tout ce processus. Il y a eu des progrès inédits dans la répartition et la qualité des soins médicaux, des avancées incroyables dans toutes les techniques de productions industrielles et agricoles avec une science qui s’est développée à une rapidité jamais vue. Un citoyen d’un pays développé ayant un revenu moyen détient dorénavant un pouvoir d’achat qui lui donne accès à un luxe auquel aucun Roi de France en exercice ne pouvait accéder : eau et chauffage à disposition, nourriture variée venant du monde entier, médecine efficace, possibilité de communiquer sans délai à peu de frais avec le monde entier, moyen de transport inouï qui permet d’aller à une vitesse hallucinante là où Alexandre le Grand, Louis XIV,  François 1er n’ont jamais pu mettre les pieds. Nous sommes les enfants gâtés de l’histoire. Et comme c’est souvent le cas des enfants gâtés, nous ne sommes pas vraiment conscients de la chance que nous avons. Dès que nous trouvons que les choses se gâtent, nous sommes déconcertés, ennuyés, contrariés, voire déprimés, peu habitués que nous sommes à affronter l’adversité et l’austérité. Pas facile de faire son deuil de cette abondance exceptionnelle. Nous y sommes habitués. Nous aspirons à ce que cela continue. Les grecs pour désigner ce désir d’avoir toujours plus, parlaient de pléonexie. De nos jours, un spécialiste des neurosciences[v], Sébastien Bohler, estime que cette partie du cerveau placée sous le cortex, le striatum explique notre dépendance à la société de consommation dont nous savons pourtant qu’elle nous conduit à la destruction. Une chose est certaine, nous sommes devenus si habitués à avoir à disposition une véritable caverne d’Ali Baba que même la perspective de la mort ne nous détourne pas d’un plaisir dont nous sommes devenus « accro ».Ecologie et espoir.  Un discours désespérant ? On comprend mieux pourquoi de nouveaux termes apparaissent : « éco-anxiété », « solastalgie », « dépression verte » quand on se rend conscience de l’ampleur de la catastrophe. Un ouvrage de Laure Noualhat intitulé : "Comment rester écolo sans finir dépressif ? » formule bien le problème qui se pose. Le meilleur n’est-il pas  derrière nous ? L’époque où l’on pouvait envisager l’avenir sous les couleurs du progrès et du perfectionnement quasiment illimité n’est-elle pas bien morte ? Serions-nous entrés dans une période où peu d’espoir serait permis ?Une écologie de la responsabilité contre les philosophies de l’espoir ? La pensée écologique s’est construite dans l’opposition à la vision moderne du progrès. Cette dernière est fondée sur le postulat erroné formulé par l’économiste Jean-Baptiste Say selon qui la croissance peut être infinie car la terre est censée offrir à l’infini des ressources énergétiques et absorber sans faillir tous les effets de notre activité productiviste. On le sait : les ressources énergétiques sont évidemment limitées et notre développement technologique détériore gravement l’habitabilité de la terre. Le philosophe allemand Hans Jonas, sept ans après le rapport du club de Rome de 1972 sur les limites de la croissance, estimait non sans raison, que « la promesse de la technique moderne s’est inversée en menace » Fort de ce constat, il appelait à renoncer toute utopie et lendemain qui chante. Jonas associait en effet utopie socialiste et productivisme – ce qui peut se comprendre historiquement. Il a dès lors opposé Le principe responsabilité[vi] – titre de son ouvrage de référence - au grand livre du philosophe marxiste Ernst Bloch Le principe-espérance. L’espoir devenait persona non grata de la théorie écologiste qui prenait un ton résolument conservateur : le but est de préserver la planète au mieux. Il n’est plus temps de rêver à un monde meilleur : contentons-nous de faire qu’il y en ait toujours un. Enfin, pour Jonas, la peur est le seul moyen efficace pour faire réagir des êtres humains dopés à la consommation et à l’euphorie de la modernisation. On ne peut pas en rester là. Car la peur paralyse et est contre-productive notamment quand elle s’appuie sur un constat unilatéralement désespérant comme c’est le cas chez Jonas.   Comment ré-enchanter le discours écologique ? Quelles solutions avons-nous pour ré-enchanter les discours écologistes et les rendre plus efficaces ? Quelques pistes récentes proposées dans le monde intellectuel francophone peuvent être rapidement présentées.Alain Badiou estime que « l’écologie sera efficace qu’autant qu’elle se déploiera dans un contexte communiste de contrôle des dispositions productives, non par les propriétaires des moyens de production et leurs serviteurs politiques (…) mais par des comités populaires situés dans les sites variés où s’organise la production (…) qu’elle soit agricole ou industrielle »[vii].Bruno Latour estime d’abord qu’il faut rompre avec des désignations essentiellement négatives de l’avenir proposé par l’écologie. C’est ainsi qu’il préfère au terme de décroissance, l’objectif écologique d’une prospérité humaine déconnectée de son caractère purement  financier. I y a aussi tout un travail de préparation idéologique et de conscientisation à faire pour que se constitue une nouvelle classe écologique qui ne se confond pas avec les classes sociales définies par le marxisme. Il s’inscrit ainsi dans tout un mouvement critique, non seulement du libéralisme économique mais aussi des représentations appauvrissante de la différence entre nature et culture ou encore du vivant. Il estime donc que la réflexion écologiste ne peut se confondre avec la doctrine communiste, ni se contenter des seuls outils du marxisme.C’est le cas aussi dans une large mesure de David Djaïz, l’auteur du stimulant ouvrage intitulé : Le nouveau modèle français[viii] qui prend appui sur l’exemple de la reconstruction par un Etat planificateur et nourri d’une bonne vision de l’avenir de la France d’après-guerre. Il milite pour un soutien massif de la puissance publique aux innovations écologiques qui se développent sur le terrain. Les solutions passeront par une attention portée aux acteurs de la société civile qui avancent du côté du développement durable et à tous ces signaux, même de faible intensité, qui peuvent donner espoir en une société du bien-être qu’il appelle de ses vœux. Il définit cette société du bien-être par opposition aux deux formes actuelles du libéralisme qui ont pour caractère commun de nous conduire à une impasse : le libéralisme dérèglementé des plateformes à l’américaine et le libéralisme étatiste et autoritaire que l’on trouve notamment en Chine.Conclusion L’intérêt du propos de David Djaïz est de relier politique écologique et promesse d’avenir. L’espoir est permis. Il ne s’agit pas de rester accroché à une vision dépassée et sommaire du bien-être de l’humanité que l’on calculerait à l’aide du Produit Intérieur Brut, ni au mythe d’une croissance infinie apportant smartphone et soda à gogo ! Croit-on sérieusement que les modèles de comportement qui ont été portés par les sociétés de consommation sont les meilleurs ? Et que ce serait malheur absolu de les abandonner ? David Djaïz estime que nous allons passer à une société où il y aura moins de biens mais plus de liens. Moins de choses plus ou moins utiles qui finissent par nous encombrer sans combler le vide de nos existences. Mais plus de vraies relations humaines. Que peut-on souhaiter de mieux en ce début d’année que de sortir d’un monde où on a de plus en plus de marchandises qui, absurdement, s’accumulent autour de nous mais de moins en moins de liens profonds avec des êtres bien vivants ?Didier Guilliomet Références musicales utilisées dans cette émission : Rover : « Aqualast » dans l’album Rover (2012) et « Roger Moore » dans l’album Eiskeller (2021)P.J. Harvey : “To bring you my love” dans l’album éponyme.   [i] Mémo sur la nouvelle classe écologique, de Bruno Latour et Nicolaj Schultz, janvier 2022, éd. Les empêcheurs de penser en rond.[ii] Remarques sur la désorientation du monde, éd. Galimard, janvier 2022[iii] Idem[iv] Ibidem[v] Voir Sébastien Bohler : le bug humain, pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l’en empêcher, 2019, éd. R. Laffont.[vi] Le principe-responsabilité. Une éthique pour une civilisation technologique, 1979.[vii] Remarques sur la désorientation du monde, éd. Galimard, janvier 2022[viii] Le nouveau modèle français, Allary éditions, septembre 2021. Il faut noter aussi que des publications très intéressantes nous viennent du monde anglo-saxon, avec notamment Jason Hickel : Less is More, How Degrowth Will Save the World (2020). Jason Hickel propose d'ailleurs cette belle définition« La décroissance est une réduction planifiée de l’utilisation de l’énergie et des ressources visant à rétablir l’équilibre entre l’économie et le monde du vivant, de manière à réduire les inégalités et à améliorer le bien-être de l’Homme. » 
1/30/202216 minutes, 19 seconds
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L'Instant Philo : La difficile perception de notre place dans le temps

La difficile perception de notre place dans le temps
11/28/202116 minutes, 28 seconds
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L'Instant Philo : La sagesse et le sens des limites - partie 2. « La science moderne »

La sagesse et le sens des limites. 2.  La science moderne. Du récit mythologique à l’analyse rationnelle du mondeAutour du sixième siècle avant notre ère, les penseurs présocratiques ont cherché à rendre raison de l’univers dans sa totalité à l’aide de principes accessibles à la raison. Pour ce faire, ils ont rompu avec cette facilité qui consiste à vouloir tout expliquer par les récits mythologiques car la volonté des Dieux se révèle bien vite être l’asile de l’ignorance. Les présocratiques ont ainsi fixé à leur manière le domaine de définition de la science. Parmi eux, des matérialistes cherchaient à expliquer la nature à l’aide d’un des quatre éléments. Thalès estimait que tout provenait de l’eau. Pour Héraclite, c’était le feu. Les idéalistes, de leur côté, cherchaient à comprendre le cosmos à partir de principes abstraits : l’être pour Parménide ou le nombre pour Pythagore.Socrate s’est appuyé sur cette montée en puissance de la rationalité mais, au lieu d’avoir l’ambition de rendre compte du tout de l’univers, il s’est modestement concentré sur une nouvelle façon de définir les notions qui nous servent à penser, que ce soit le courage, l’amour ou la science elle-même. On est passé ainsi d’un grand récit censé éclairer le sens de l’existence humaine à une analyse minutieuse qui, à partir d’un constat d’ignorance, développe ses efforts sur des concepts précis et ambitionne de construire patiemment un savoir limité mais fondé en raison. La rupture étant brutale, il n’est pas étonnant de constater que certains présocratiques ont continué à proposer une vision globale du monde. Le désir d’une compréhension d’ensemble, s’il ne se berce pas d’illusion, reste stimulant dans la recherche scientifique. Toutefois, l’affirmation socratique « tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien » nous rappelle que la philosophie est d’abord un rude exercice qui suppose de faire le deuil des certitudes et d’un rassurant déjà-là des significations.Ce passage d’une confiance accordée aux grands récits symboliquement structurants à la critique pointilleuse mais éclairante de la raison s’est rejouée lors de l’apparition de la science moderne avec tout ce que cela implique de déchirements et d’espoirs, de rejet de la tradition et de changements de perspective. C’est ce moment de bascule où la conscience des limites de la science médiévale a permis d’accoucher d’une nouvelle représentation du monde dont nous sommes les héritiers que nous voudrions aujourd’hui examiner.Science moderne et conscience de l’ignorance. Yuval Noah Harari dans son livre Sapiens[i] souligne l’importance de la découverte de l’ignorance dans le développement de la science moderne. Il écrit :            « A trois égards critiques, la science moderne diffère des traditions précédentes en matière de savoir » Il place en premier : « L’empressement à s’avouer ignorant. La science moderne repose sur le constat latin : « ignoramus », «  nous ne savons pas ». Elle postule que nous ne savons pas tout. » Plus loin, il note : « la révolution scientifique a été non pas une révolution du savoir, mais avant tout une révolution de l’ignorance. La grande découverte qui l’a lancée a été que les hommes ne connaissent pas les réponses à leurs questions les plus importantes. » Dans les traditions prémodernes, tout était censé avoir été déjà dit : la seule recherche importante consistait à bien comprendre les récits et les paroles transmises. Harari précise « Les grands Dieux ou le Dieu tout puissant ou les sages du passé possédaient une sagesse qui embrassait tout et qu’ils nous ont révélée dans les Ecritures et les traditions orales »[ii]. Galilée, en remettant en cause la cosmologie de Ptolémée, héritée en partie d’Aristote et adoptée par l’Eglise, souligne la fausseté de cette conviction. Pendant des siècles, on a cru savoir ce qu’était l’univers or nous étions ignorants. Il faut partir de ce constat. A la même époque, Descartes commence ainsi ses Méditations métaphysiques par un doute radical qui le place dans une ignorance complète, seule situation selon lui pour retrouver ce chemin des certitudes bien fondées que la tradition scolastique a déserté.  Harari ajoute : « De manière encore plus critique, elle - il parle toujours de la science moderne - accepte que ce que nous croyons savoir pourrait bien se révéler faux avec l’acquisition de nouvelles connaissances. Il n’est pas de théorie, d’idée ou de concept sacré qu’on ne puisse remettre en doute. »[iii] Les notions même de connaissance et de vérité ont été, en effet, retravaillées de façon décisive notamment par le philosophe empiriste David Hume[iv] qui pourfend la tendance au dogmatisme et souligne que toute théorie qui résiste à l’épreuve des faits est d’abord une simple hypothèse éclairante affecté d’un haut coefficient de probabilité. Dans les sciences expérimentales, l’important n’est pas de déclarer que la théorie est vraie une fois pour toute – ce qui est impossible à établir - mais plutôt de pouvoir exposer nos hypothèses aux tests et aux objections qui pourraient les invalider. La réfutabilité devient un critère essentiel en science[v].Le second caractère distinctif de la science moderne selon Harari, est, je cite : « La place centrale de l’observation et des mathématiques. Forte de cet aveu d’ignorance, la science moderne est en quête de nouvelles connaissances. Elle procède en recueillant des observations et en se servant d’outils mathématiques pour rattacher ces observations et ces théories d’ensemble. »  Bien avant Hume, Francis Bacon, l’auteur du Novum Organum[vi] et grand défenseur de cette nouvelle science qui apparaît au XVIIe siècle, estime que nos doctrines proviennent de l’expérience et s’obtiennent par une généralisation des cas particuliers observés. Darwin dont la théorie de l’évolution est nourrie des multiples observations faites lors de ses voyages, saura rendre hommage à la méthode prônée par Bacon. Savoir regarder comme si on voyait les choses pour la première fois et tirer des conclusions sans être arrêté par des a priori est essentiel à la découverte scientifique. Enfin, indéniablement la formalisation mathématique des données a contribué à arriver à des conclusions qui s’imposent rationnellement, même contre des convictions qu’on croyait bien établies.Harari ajoute enfin : «  La science moderne ne se contente pas de créer des théories. Elle se sert de celles-ci pour acquérir de nouveaux pouvoirs et, notamment, mettre au point de nouvelles technologies. »[vii] Descartes l’avait bien compris qui opposait à la « philosophie spéculative »[viii]des scolastiques, une science moderne « pratique » avec laquelle « il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie » - en médecine et dans l’agriculture notamment. Science moderne et sens des limites. L’efficacité de la science moderne a été prodigieuse et a dépassé, en un sens, les espoirs qu’au XVIIe siècle, les penseurs nourrissaient à son sujet. La couverture du Novum Organum de Bacon montrait ainsi un galion qui passait les colonnes d’Hercule qui fermaient le détroit de Gibraltar pour s’élancer vers le grand large. En dessous, cette citation biblique : « Beaucoup voyageront et les connaissances seront augmentées. » C’est dans la prise de conscience des limites de la compréhension médiévale et antique du monde que la science moderne s’est ouvert un immense champ d’investigation. Combinée à la maîtrise de nouvelles sources d’énergie, notre science qui se prolonge en technologie a même en deux siècles complétement transformé la planète terrestre et fait exploser la démographie humaine. Toutefois, nous sommes de plus en plus victimes de notre succès. Le fier galion se transforme en vraie galère. Aussi, vu les immenses problèmes notamment écologiques qui se profilent à l’horizon, est-il sage d’interroger les limites de la vision du monde qui accompagne la science moderne.Perfection pour les anciens rimait avec le fini. L’inachevé était l’image de l’imperfection. Pour les modernes, l’infini est un des noms fascinants du parfait et un attribut de Dieu. En astrophysique, on est passé ainsi du monde clos de Ptolémée à l’univers infini de Galilée[ix]. Et le progrès prend la figure d’un perfectionnement du savoir, des techniques, de soi mais aussi celle de la croissance et de l’accumulation des biens dont on ne voit, dans tous les cas, pas plus les limites que celles de l’océan au sortir de la méditerranée. Parallèlement à ce progrès dont on n’aperçoit plus la fin - ni peut-être le but - la science moderne se caractérise aussi par une opposition radicale dont Descartes notamment s’est fait le porte-parole, entre une nature, réduite à une simple matière corvéable et malléable à merci, et une culture humaine autour de laquelle tout est censé tourner.Cette partition artificielle du réel que l’anthropologue Philippe Descola[x] nomme « le naturalisme »  explique et justifie dans une large mesure l’exploitation sans vergogne des ressources naturelles et une certaine indifférence à l’égard des autres vivants – végétaux et animaux. Notre vision utilitaire de la science s’est ainsi construite sur tout un récit du progrès censé être indéfini dans lequel les rôles sur terre ont été distribués de façon déséquilibrée. Philippe Descola suggère de s’inspirer, sans tomber dans la naïveté, d’autres représentations du monde qui peuvent nous diriger vers d’autres pistes – comme l’animisme – pour écrire une autre histoire où nous conserverions un rôle de premier plan mais où les autres protagonistes retrouveraient leur importance au profit de l’équilibre général de la biosphère. Les ressources terrestres ne sont pas infinies et la fuite vers d’autres planètes ressemble davantage à une mauvaise plaisanterie de milliardaires soucieux de continuer leurs affaires, aussi destructrices soient-elles, qu’à un scénario sérieux. La terre est notre seule maison. Nous sommes arrivés à un autre moment de bascule dans l’histoire. Un retour à une certaine modération et à un sens des limites semble d’une urgente actualité. « Rien de trop ». La sagesse est de rester à hauteur terrestre dans une plus grande égalité entre humains et en harmonie avec l’ensemble des vivant et de lutter contre toute cette mythologie finalement mortifère et obscurantiste que la science moderne, pourtant rationnelle, traîne avec elle. Sans doute, est-il temps de mobiliser « l’augmentation des connaissances » au service de la vie de tous plutôt qu’au profit de quelques-uns et d’avoir le courage et la lucidité d’adopter un récit plus adapté à la poursuite de l’aventure humaine.Références musicales   Brian Eno, la chanson By this river de l’album :  Before and after science Trio Fibonacci : version instrumentale du morceau de Brian Eno                                             [i] Sapiens, une brève histoire de l’humanité, trad. Française 2015, éd. Albin Michel (2011)[ii] Idem[iii] ibidem[iv] Notamment dans Le traité de la nature humaine (1739)[v] Voir aussi Karl Popper : la logique de la découverte scientifique (Logik der Forschung. Zur Erkenntnistheorie der modernen Naturwissenschaft, 1934)[vi] Francis Bacon : Novum organum scientiarum (1620)[vii] Yuval Noah Harari : Sapiens, une brève histoire de l’humanité, trad. Française 2015, éd. Albin Michel (2011)[viii] Descartes : Le discours de la méthode, sixième partie. (1637)[ix] Voir sur ce sujet Alexandre Koyré : Du monde clos à l’univers infini ( PUF, 1962)[x] Philippe Descola : Par-delà nature et culture (2005)
10/31/202113 minutes, 51 seconds
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L'Instant Philo : La sagesse et le sens des limites - partie 1. « Le moment grec »

La sagesse et le sens des limites - partie 1. « Le moment grec »Illustration : détail de la fresque de Raphaël : L'école d'Athènes" présentant Socrate en pleine discussion Texte de l'émission « L’instant philo »                                                        Emission du dimanche 03 octobre 2021                                                           La sagesse et le sens des limites: 1. « Le moment grec » Pourquoi Pythagore a refusé l’honneur d’être placé parmi les sages de la GrècePythagore et la philosophieOn connaît Pythagore pour son fameux théorème et ses contributions aux mathématiques. Mais on ignore souvent qu’il a été aussi un penseur dont la doctrine a inspiré bien des idéalistes - à commencer par Platon. Diverses sources de l’antiquité[i] rapportent que c’est lui également qui auraient utilisé en premier les termes de « philosophie » et « philosophe ». Qu’est-ce qui a poussé Pythagore à créer ces termes voués à bel avenir ?Les sages de la GrèceLa civilisation grecque de l’antiquité aimait honorer les individus les plus doués dans tous les domaines : des compétitions étaient ainsi organisées pour donner occasion aux meilleurs de se surpasser. Les jeux Olympiques permettaient aux athlètes de briller de tous leurs feux. Les champs de bataille donnaient occasion à certains guerriers de montrer un courage récompensé par divers honneurs. Grâce aux concours de tragédie – les dithyrambes de Dionysos –les noms de quelques illustres vainqueurs - Eschyle, Sophocle et Euripide - sont  arrivés jusqu’à nous. Les anciens grecs avaient aussi le souci de désigner officiellement des sages qui pouvaient servir de modèle aux autres. Un jour, on s’adressa à Pythagore pour le faire entrer dans le cercle restreint des « sages de la Grèce ». Il réunissait en effet les qualités du sage – du sophos. Son savoir était exceptionnel– et pas seulement en mathématiques. Son attitude morale pouvait servir d’exemple. Enfin, son habileté - notamment dans les affaires humaines – ne manquait pas d’être saluée de tous. Pourtant, à la surprise générale, Pythagore a d’abord repoussé cette offre honorifique.Pourquoi Pythagore refuse d’être nommé « sage »Pour quelles raisons ? Pythagore s’inscrivait dans la tradition qui valorise la mesure en toute chose. Pour les anciens grecs,  il  faut éviter absolument la démesure –  l’hubris - qui donne le sentiment à l’homme d’être tout puissant et le conduit à franchir la ligne de partage entre l’humain et le divin. Une chose est la perfection des Dieux, autre chose l’imperfection des hommes. Or la sagesse, figure de l’excellence, semble bien être un attribut d’un être parfaitement savant, impeccable dans son attitude et d’une habileté sans failles – bref, elle ne semble pouvoir être attribuée qu’aux Dieux. Les hommes avec tous leurs défauts et limites ne peuvent dès lors se dire sages en ce sens qu’avec beaucoup d’imprudence et d’impudence. Accepter d’être déclaré sage de façon irréfléchie montrerait qu’on ne l’est pas du tout. C’est pourquoi Pythagore refuse le titre prestigieux de sages de la Grèce. Il semble même en contester la légitimité. Néanmoins, par souci d’apaisement, il suggère un changement de terminologie qui va permettre de trouver un terrain d’entente. Plutôt que d’être nommé sophos, Pythagore propose une appellation plus modeste : il n’est pas un sage mais quelqu’un qui aime la sagesse : un philosophos. Un philosophePhilosophie, limites humaines et sagesseModestie de la philosophieLe terme « philosophie » signifie « l’amour de la sagesse ».  Si on cultive l’amour de la sagesse, c’est qu’elle nous semble éminemment aimable mais qu’en même temps, nous savons qu’elle nous échappe toujours du fait de notre imperfection. « Nobody is perfect ».  Le philosophe se différencie ainsi toujours de celui qui est arrivé au dernier degré de la sagesse. C’est dans cette perspective, que, plus tard, Platon soulignera[ii] « Parmi les Dieux, il n’y en a aucun qui s’emploie à philosopher, aucun qui ait envie de devenir sage, car il l’est ; ne s’emploie pas à philosopher quiconque est d’autre est sage. » La philosophie est une pratique humaine qui témoigne d’un défaut de sagesse et de savoir.2) Sagesse humaine et sagesse divine. Ceux qui voulaient placer Pythagore parmi les sages de la Grèce finissent par reconnaître qu’en précisant pourquoi il ne voulait pas de cet honneur, cet illustre penseur a fait preuve de sagesse humaine. Cette dernière consiste à rompre avec toute cette arrogance qui tend à nous conférer une puissance de penser et d’agir comparable à celle des Dieux. Pythagore invite à sortir du préjugé selon lequel la sagesse n’aurait qu’une figure : celle de la perfection. Il nous fait comprendre que le début de la sagesse humaine, au contraire, est de prendre conscience de notre imperfection et des limites intrinsèques à notre condition. Une chose est la parfaite sagesse divine qui, bien qu’inaccessible, nous sert de modèle pour continuer à progresser et même d’astre pour éclairer le sens de notre condition imparfaite mais perfectible. Autre chose est la sagesse humaine, toute pétrie du sens de nos limites et de notre nécessaire modestie.3) Savoir, limite de la science et ignoranceCe n’est sans doute pas un hasard si un des penseurs les plus savants de cette époque met l’accent sur l’étendue de notre ignorance. Plus on en sait et plus on comprend que des choses nous échappent. Plus on progresse dans la science, plus apparaît l’étendue de notre ignorance. A l’inverse, on constate souvent que moins un individu est savant, plus il croit que sa science est étendue. C’est malheureusement logique ! En effet, si quelqu’un est complétement ignorant, il ignore aussi qu’il est ignorant. Mais, quand on ne sait pas qu’on ne sait pas, on croit savoir qu’on est savant. L’ignorance la plus abyssale se combine ainsi avec la certitude mal fondée d’être très savant. Plusieurs expressions désignent ce fâcheux mécanisme psychologique. [iii]On parle de « la bêtise contente d’elle-même » qui peut devenir un objet de plaisanterie, plus ou moins de bon goût, dans ces dîners dans lesquels on se moque parfois cruellement de ceux qu’on désigne souvent en usant d’un terme peu gratifiant. On parle aussi de la fatuité : le fait être fier quand on affirme des choses absolument erronées. En Anglais, « fat » d’ailleurs désigne celui qui est gros et lourd. De fait, l’ignorant est souvent stupéfiant dans sa balourdise d’une grande suffisance : c’est alors un cuistre. Etienne Klein, physicien et philosophe, dans une de ces émissions a rappelé un autre terme, plus savant, qui désigne le fait de parler avec assurance de ce que l’on ne connaît pas : l’ultracrépidarianisme. Le terme vient de la locution latine : « Sutor, ne supra crepidam » littéralement : « cordonnier, pas plus haut que ta sandale ». Traduction : « ne sors pas de ton champ de compétence, cela t’évitera de dire des inepties ». En effet, la tendance à se croire compétent dans des sujets qu’on ne maitrise pas est courante dans les conversations de café du commerce, dans les Talk-shows et surtout sur les réseaux sociaux. Dans tous les cas, cela rend difficile une vraie réflexion et c’est source de préjugés.L’ignorant qui se croit savant peut donc amuser, énerver et même faire peur – notamment  quand faisant de la politique, il a un grand pouvoir – toutefois, il y a chez lui une manière d’être à laquelle nous n’échapperons pas, si nous ne faisons pas attention. Le ridicule ne tue pas mais il est sage de mettre en garde contre cette dérive plus courante qu’on veut bien se l’avouer qui consiste à dépasser les limites de son savoir et à manquer de mesure et de retenue dans ses discours.« Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien »Socrate, digne successeur de Pythagore. Si c’est Pythagore visiblement qui a créé l’expression « philosophie », Socrate est reconnu comme le premier à avoir vraiment fixé les méthodes et l’esprit philosophique. Au demeurant, Socrate s’inscrit dans la continuité de l’état d’esprit initié par Pythagore : il se présentait, effet, modestement comme un maître d’abord conscient de son ignorance. Il aimait à répéter « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien ». Et cette attitude lui a valu, à son tour, d’être désigné comme le plus sage des Grecs par la Pythie de Delphes.Modestie et ambition de la philosophiePrécisons qu’on ne peut en rester à l’interprétation trop unilatérale et négative selon laquelle il faudrait, pour être un sage philosophe, surtout voir ces imperfections et savoir s’auto-flageller dès qu’on tombe dans la démesure parce qu’on dépasse ses limites. La sagesse humaine serait assez dérisoire sans son versant positif et créatif. C’est que la modestie et le sens des limites dans cette sagesse à mesure humaine qu’est la philosophie font le lit d’une vraie ambition. Savoir qu’on ne sait rien, prendre conscience de notre ignorance n’est en effet pas sans conséquences importantes. Par exemple, un candidat à un examen peut se rendre compte qu’il va complètement sécher car il n’a aucune connaissance pour répondre aux questions posées. Cette prise de conscience ne lui permettra certes pas d’échapper à une très mauvaise note mais le choc qu’elle produit, peut préparer un avenir meilleur. L’étudiant conscient de ses lacunes, pourra ainsi prendre ses dispositions pour mieux apprendre sa leçon la fois suivante. Savoir qu’on est ignorant donne ainsi  le désir de ne plus l’être et par conséquent de nous mettre dans une disposition d’esprit où l’on va rechercher à améliorer son savoir et à chercher de nouveaux moyens pour construire un autre chemin. Prendre conscience de ses limites, c’est se mettre dans la situation de les repousser. La modestie philosophique est le creuset dans lequel se forme l’ambition d’être plus savant : elle fait naître une féconde curiosité dont Aristote fait le point de départ de toute science. C’est quand on saisit que les choses nous échappent qu’apparaît le désir de rechercher de nouveaux chemins pour vivre plus sagement. Voilà ce qui explique que la philosophie a été le nom donnée pendant longtemps, à toute science et à toute recherche de la vérité. Newton, au dix-huitième siècle, présente encore sa physique en lui donnant le nom de « philosophie naturelle »Une prise de conscience positive de son ignoranceIl y a encore beaucoup à tirer du versant stimulant de cette sagesse à visage humain, surtout au moment où tout indique que notre sentiment de toute puissance technologique et notre système de développement économique nous conduisent, si on ne fait rien, à des catastrophes. Car la sagesse ne consiste pas à se complaire dans une lucidité décourageante sans rien faire face à notre impuissance actuelle. Les nouveaux défis exigent une sagesse qui analyse de façon critique la conception visiblement erronée que nous avons de notre rapport à notre environnement, une sagesse qui, forte du constat de nos erreurs et de nos insuffisances, recherche et produise de nouveaux savoirs, de nouvelles techniques mais aussi de nouvelles manières de vivre. C’est ce que nous verrons dans la prochaine émission prévue le 31 octobre où nous examinerons dans quelle mesure la conscience de nos limites et de notre ignorance peut changer notre état d’esprit, stimuler la recherche et permettre ainsi à l’humanité de tenter de relever des défis inédits face auxquels tout ce que nous savons et avons l’habitude de faire semble, pour l’heure, assez peu efficace. Références musicales de cette émission Le morceau « AnaKrousis » dans Musique de la Grèce antique par Atrium musicae de antica dirigé par Gregorio Paniagua https://www.youtube.com/watch?v=8gr7vuSkBcU« Gerdaniye Pesherev », morceau tiré de l’album Musique traditionnelle Turque (Ocora) https://www.youtube.com/watch?v=UojSZEzfM8U Angélique Ionatos et Nena Venetsanou : Aérion Epéon. Album : Angélique Ionatos et Nena Venetsanou chantent Sappho de Mytilène https://www.youtube.com/watch?v=CHIy6b-MaEE [i]  Notamment Cicéron et un disciple de Platon nommé Héraclite de Pont[ii] Dans Le Banquet en 204 a[iii] Ce qu’il y a de précisément fâcheux dans l’ignorance, c’est que quelqu’un qui n’est pas un homme accompli et qui n’est pas non plus intelligent, se figure l’être dans la mesure voulue, c’est que celui qui ne croit pas être dépourvu n’a point envie de ce dont il ne croit pas avoir besoin d’être pourvu. » Platon : Le Banquet, 200 a.
10/3/202113 minutes, 5 seconds
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L'Instant Philo : Le Coupable et la Victime

Le Coupable et la VictimeIllustration : Adam et Eve chassés du jardin d'Eden par Masaccio (Eglise de Sante Maria del Carmine, Florence) Texte de l'émission L’instant philo                                    Le coupable et la victime.                 Emission du 05/09/2021Constats Un constat tout d’abord : il y a des détresses sans coupables extérieurs, de l’adversité sans adversaire, des malheurs qui nous accablent sans volonté malveillante qui se cachent derrière eux. Il existe des accidents dans nos parcours de vie qui ne peuvent trouver nécessairement de responsables. Cela peut soulager quand on va mal de croire avoir trouvé la cause de nos malheurs dans une personne, un groupe ou un complot quelconque. On préfère croire qu’on est victime d’une grande injustice plutôt que d’être abandonné dans une détresse qui nous paraît absurde ou dont on répugne à chercher l’explication en soi-même. René Girard[i] a su montrer à quel point dans l’histoire la désignation arbitraire d’un bouc-émissaire sur lequel on s’acharne peut être fréquente. Cela sert de soupape de décompression à une société qui passe ainsi du simple constat attristé et parfois désespéré du malheur à l’accusation délirante qui précède souvent de peu la violence.  On projette son mal-être sur une personne ou un tout groupe qu’on se plait à haïr, à accabler de tous les maux, voire même à lyncher, persécuter, massacrer. Cela peut faire du bien de faire du mal quand on est mal. Mais la culpabilisation, détournée de sa source rationnelle, devient pure accroche de la haine sur un bouc-émissaire innocent qui sert d’exutoire. Pourtant, nous pouvons être malheureux sans être victime de qui que ce soit et, par conséquent, sans pouvoir identifier un ou des coupables. Rude vérité tant il est vrai qu’on cherche souvent du sens à sa souffrance personnelle en identifiant une volonté de nuire qui en serait la cause. La souffrance est parfois un symptôme qui ne cache aucune malveillance mais la simple dureté et l’indifférence de l’ordre des choses. C’est alors à nous de nous dégager de ces explications imaginaires qui ne nous soulagent que pour nous plonger dans la haine et le ressentiment. Au lieu de trouver des individus à maudire, mieux vaut balayer devant sa porteCulpabilisation et victimisationToute culpabilisation des autres n’est pas pour autant à rejeter. Avec les mouvements « Me-too »[ii] et « Black lives matter », la parole de certaines victimes a pu se faire entendre et l’impunité de certains coupables être mis à mal. On peut comprendre que des thèmes liés au contexte historique et culturel nord-américain - insistance sur la race ou influence du puritanisme - puissent devenir problématiques dans la réception de ces mouvements. Mais, on ne va pas se plaindre d’une mise en accusation légitime de délinquants ou de criminels ni d’une saine reconnaissance des droits et de la dignité des victimes. Ce n’est que justice. Ensuite, que des personnes prennent prétexte du statut de victime pour se venger ou exorciser leur mal-être à l’aide d’accusations infondées : ce n’est pas nouveau. Il n’est pas rare non plus que des coupables se présentent comme des victimes[iii]. Dans le récent film iranien de Saeed Roustayi, La loi de Téhéran, un juge rappelle à un important dealer qui justifie ses actes par l’insupportable pauvreté dans laquelle se trouvait toute sa famille que la misère sociale ne peut justifier l’organisation de tout un réseau criminel. Le fait de se sentir victime peut être une posture servant à justifier l’injustifiable. Au point que certains criminels n’hésitent pas parfois, de façon perverse, à tenir leurs victimes comme les vrais coupables.  Victimisation et culpabilisation constituent, on le voit, des leviers importants dans les relations humaines mais elles peuvent être utilisées à mauvais escient. C’est pourquoi il est souhaitable d’examiner de plus près ce couple ce qu’il faut entendre par coupable et victime. Définition générale de la culpabilité Culpabilité au sens juridiqueLa culpabilité qui vient du latin « culpa » - la faute – est d’abord une notion juridique qui s’oppose à l’innocence. Dans son livre La culpabilité Allemande publié en 1946, le philosophe  Karl Jaspers rappelle qu’en droit pénal, est coupable le responsable d’un acte objectivement établi - délit ou crime - qui contrevient à la loi. La victime est la personne qui a été lésée, voire violentée à laquelle il faut rendre justice. Dans ce domaine, « L’instance compétente, c’est le tribunal qui établit les faits selon une procédure formelle et leur applique les lois ».La culpabilité morale. La culpabilité morale renvoie, quant à elle, aux actes volontairement mauvais et nuisibles que j’accomplis en tant qu’individu responsable. Jaspers, choqué que certains nazis aient cherché à se dédouaner de leurs actions en arguant qu’ils ne faisaient qu’obéir à leur supérieur, précise «  Cela est vrai de tous mes actes, y compris militaires et politiques ». « Un crime reste un crime, même s’il a été ordonné (bien que selon le degré de danger, de coercition tyrannique et de terreur, on puisse admettre des circonstances atténuantes) L’instance compétente, c’est la conscience individuelle, c’est la communication avec l’ami et le prochain, avec le frère humain capable d’aimer et de s’intéresser à mon âme. »La culpabilité métaphysiqueJaspers estime que tous les hommes sont frères et qu’il existe ainsi ce qu’il appelle une culpabilité métaphysique qui fait que chacun d’entre nous peut se sentir concerné et touché dans sa responsabilité humaine de tout le mal que l’homme fait à l’homme. Le propos est certes noble mais il pose problème. Tout d’abord, l’instance compétente pour juger de cette culpabilité, précise notre auteur humaniste et chrétien, c’est Dieu seul – ce qui n’est pas éclairant pour qui n’est pas monothéiste. Ensuite : quelles limites donner à la culpabilité métaphysique pour qu’elle ne devienne pas inflationniste, paralysante et désespérante ? Bref, pour qu’elle ne devienne pas une croix trop lourde à porter.La culpabilité politique Définition Jaspers dégage une quatrième sorte de culpabilité qu’il nomme « politique ». Cette dernière réside dans les actes des hommes d’Etat et dans le fait que citoyen d’un Etat, je dois assumer les conséquences des actes accomplis par cet état à la puissance duquel je suis subordonné et dont l’ordre me permet de vivre. Chaque individu porte une responsabilité par rapport à la manière dont il est gouverné. L’instance compétente précise-t-il est « une sagesse politique qui peut mettre frein à l’arbitraire et à la violence en pensant aux conséquences plus lointaines et en reconnaissant la validité des normes s’imposant sous le nom de droit naturel et droit des gens. »  Difficultés et dilemmesL’individualisme moral Ces définitions soulèvent diverses questions. D’abord, quel équilibre trouver entre responsabilité individuelle et culpabilité collective ? Les défenseurs de l’individualisme moral soulignent qu’on ne peut être responsable que des actes qu’on a soi-même commis intentionnellement. Une formule du prophète Jérémie exprime cela de façon imagée : « Durant ces jours-là, on ne dira plus : « Ce sont les pères qui ont mangé des raisins verts, mais ce sont les enfants qui ont eu mal aux dents. Chacun mourra en raison de sa faute. Quand un homme mangera des raisins verts, il aura lui-même mal aux dents. »[iv]N’est-il pas superstitieux, en effet, de croire que les fautes des ancêtres se transmettent à leurs descendants ? Et s’il existe une responsabilité collective, à partir de quand et dans quelles conditions, les citoyens d’un pays ou les membres d’un groupe bien défini peuvent-ils ne plus se sentir traversés par la culpabilité d’appartenir à un collectif qui a commis naguère des injustices, des crimes et des horreurs ? Comme la culpabilité métaphysique, la culpabilité politique peut devenir paralysante, pléthorique et être utilisée comme un levier par des personnes qui savent en profiter.Ses limitesToutefois cette morale strictement individualiste peut ruiner toute idée de responsabilité collective et conduire à une sorte de négationnisme moral. Ainsi des sénateurs aux U.S.A. ont-ils refusé de voter toute aides aux afro-américains [v]et amérindiens et même de faire des excuses en prétextant qu’aucun citoyen américain actuel n’est responsable personnellement de l’esclavagisme développé par leurs ancêtres, ni des persécutions des premiers occupants de leur pays. C’est oublier d’abord un peu vite que ce passé produit encore des conséquences lourdes pour les populations victimes de maltraitance institutionnalisée. Ensuite, le philosophe américain Michael Sandel rappelle que la justice ne se réduit pas à la défense de la liberté individuelle[vi]. La justice vise aussi le bien-être de l’ensemble des citoyens et la promotion d’une certaine vertu. Par vertu, il entend une attitude de décence face à la condition humaine pensée dans sa totalité mais aussi un civisme et une solidarité qui prennent en considération la situation des citoyens les plus démunis. L’individualisme moral a trop tendance à oublier qu’un individu ne peut être séparé de la société et de l’histoire collective complexe dont il est le produit. Rejeter tout discours qui porte  sur les méfaits commis par un groupe auquel nous sommes affiliés dont les conséquences se font encore sentir est dès lors un manque de profondeur morale, une absence de vertu. La responsabilité collective n’est donc pas un vain mot.Dans le film iranien La loi de Téhéran, le policier qui a arrêté le dealer de drogue prompt à justifier ses méfaits les plus crapuleux par une détresse sociale, finit par démissionner. Ce n’est pas que l’argument du malfrat lui semble acceptable mais constatant que 6, 5 millions d’iraniens sur environ 85 millions d’habitants sont héroïnomanes, il se dit que la cause de ces trafics ne se réduit pas à l’action de quelques caïds qui émergent des quartiers pauvres. C’est tout un système qui est en cause dans lequel le juge peut continuer à faire la morale au nom de la responsabilité individuelle aux dealers. Mais il reste aveugle à tout un contexte historique et social dont il faut tout de même tenir compte quand on veut bien définir qui est coupable et qui est victime. Car dans ce cas et sans chercher à les excuser, les coupables de trafic sont tout de même dans une certaine mesure victimes d’une situation de paupérisation et de dérèglement de toute une société.ConclusionL’histoire nous lègue parfois des situations politiques complexes. Il y a du passé qui constitue du passif, des héritages dont on se passerait bien. C’est vrai pour le peuple iranien mais aussi pour tous les contemporains qui voient arriver divers dérèglements climatiques. Qui est coupable de cela ? Qui est victime ? Espérons en tout cas que nous saurons répondre de façon vraiment responsable aux nouveaux défis sans avoir un jour à être tenu comptables de coupables inconséquences aux yeux des générations futures.   Pour l’heure, je propose d’écouter de nouveau la chanteuse iranienne Golshifteh Farahani dans une composition de Bachar Mar-Khalifé[vii].   [i] René Girard : Le bouc-émissaire, 1982.[ii] Des ouvrages en France ont su aborder aussi des situations d’abus sur mineurs qu’on préférait ne pas voir, qu’on avait relativisées voire estimées, à une époque, acceptables – qu’on songe à La familia grande de Camille Couderc ou au livre de Vanessa Springora Le consentement. Au cinéma, deux films sont, dans leur genre assez différent, marquants sur la difficulté tout particulièrement des viols sur mineurs et sur l’inceste : il s’agit en premier lieu de Festen de Thomas Witenberg  qui date déjà de 1998 et qui a été adapté brillamment au théâtre par Cyril Teste et plus proches de nous, du film d’Andréas Bescond et Alex Métayer : Les chatouilles.  [iii] Dans la Genèse,  le récit du premier meurtre sur terre est déjà présenté par Caïn, l’assassin de son frère Abel, comme une façon légitime de redresser un tort dont il aurait été victime. Il était en effet, à ses yeux, anormal que Dieu honorât les offrandes de ce frère berger qui n’avait guère de mérite à les offrir et négligeât les récoltes de son dur travail de cultivateur[iv] Ancien Testament. Livre de Jérémie, 29[v] Exemple donné par Michael Sandel dans son ouvrage Justice, 2009.[vi] Michael Sandel : Justice, 2009.[vii] Bachar Mar-Khalifé, la chanson « Yallam Tnam nada » dans l’album Ya balad. Autre référence musicale utilisée : La chanson « Fuck You » du groupe Archive 
9/5/202115 minutes, 12 seconds
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L'Instant Philo : La représentation du temps dans la chanson populaire

La représentation du temps dans la chanson populaireLa représentation du temps dans la chanson populaireIntroduction Pour cette seconde émission de l’été, je propose un petit parcours sur ce que les chansons populaires nous disent de notre rapport au temps. Les perspectives y sont certes diverses et de qualité variable mais j’aimerais montrer qu’on y trouve souvent matière à réflexion. La chanson populaire sait notamment plutôt bien décrire l’aspect destructeur et dévorant du temps. Elle est habile aussi à chanter le temps du bonheur, de l’espoir et de l’amour. Enfin la nécessité de prendre soin du temps présent n’est pas absente non plus des chansons qui explorent ainsi le temps dans ces trois dimensions : le passé, le présent et le futur.  https://www.youtube.com/watch?v=JwYX52BP2SkQuand la pop music aborde le temps de l’horloge à la manière des Pink Floyd dont nous nous venons d’écouter un extrait du célèbre morceau Time, la représentation de la durée prend un aspect réaliste, technique, froidement répétitif et pourtant envoûtant.Le temps qui court, le passé et la mélancolieDans cette composition des Pink Floyd, on remarque que le temps mesuré, symbolisé par le rythme impersonnel et triomphal des horloges fait assez vite place à des considérations sur le temps, vécu comme un déclin progressif. A la fin de ce titre, les thèmes plus classiques de la vanité et de la fragilité de l’existence contrastent avec la régularité implacable du battement de la trotteuse des secondes qu’on entend au début.[i] La mélancolie et la nostalgie produites par le temps qui passe nourrissent souvent les chansons populaires. En 1973, la même année que les Pink Floyd, Alain Chamfort, pour donner un autre exemple, se fait remarquer avec une chanson dont voici le refrain Alain Chamfort : Le temps qui court  https://www.youtube.com/watch?v=N1YrTl0Fgpc :Avec ce titre, Alain Chamfort est, si je puis dire, dans l’air du temps des années soixante-dix qui opposait bien volontiers l’âge d’or de l’enfance à l’âge adulte bien trop sérieux, plein de concessions et par conséquent moins heureux.Reste que le temps qui court, ne nous conduit pas seulement à l’âge adulte, il finit un jour par nous retirer la perspective même d’un avenir quand la vieillesse arrive. Et cela arrive, comme le chante Charles Aznavour, sans qu’on ait vu le temps passer :   Charles Aznavour : je n’ai pas vu le temps passer :  https://www.youtube.com/watch?v=SObDQoTCnuI :La mélancolie, déjà présente dans les deux extraits précédents est à son comble avec Léo Ferré qui souligne avec force la tristesse de la vieillesse qui est un deuil à faire de tout le passé sans autre perspective d’avenir que de devoir tirer sa révérence :Léo Ferré : Avec le temps – du début à 1mn 11 jusqu’à « faire sa nuit » en baissant à partir de 1mn 08)https://www.youtube.com/watch?v=ZH7dG0qyzyg2. Temps, enthousiasme et avenir Il ne s’agit pas de se complaire dans l’aspect le plus désespérant du temps. Notre temporalité est également celle des projets exaltants, des réussites, des amours et de ces « dimanches de la vie » qui sont synonymes de bonheur. Dans nos rapports différents à la durée : l’un est hanté principalement par le passé et nourri de souvenirs, l’autre est ouvert sur un avenir que nous attendons avec enthousiasme. Ces perspectives sur le temps sont d’ailleurs le plus souvent intimement liées à notre situation concrète dans l’existence humaine, c’est-à-dire à notre âge. Le poids du passé, la nostalgie et les regrets finissent par se faire sentir de plus en plus au fur et à mesure que la vieillesse s’installe car le présent devient difficile et le futur se rétrécit comme peau de chagrin. A l’inverse, la joie communicative face à l’avenir est habituellement typique de la jeunesse. Au début de sa carrière, Johnny Halliday a ainsi su chanter l’enthousiasme d’avoir la vie devant soi :Johnny Halliday : Pour moi la vie va commencer :  https://www.youtube.com/watch?v=YTJoJRTb0L8  Comme le souligne avec conviction Angèle dans une chanson qui date d’à peine trois ans, la sinistrose qui empêche de se projeter avec espoir dans la vie est mal venue, surtout quand on a le sentiment que les promesses de l’avenir nous tendent la main. Alors dans ces conditions, l’oubli est d’autant plus utile et facile que les souvenirs de bonheur sont encore des pages blanches à remplir.  Angèle : Tout oublier :https://www.youtube.com/watch?v=Fy1xQSiLx8U A rebours du constat amer d’une impuissance de la vieillesse, l’appétit de vivre de la jeunesse s’exprime donc clairement. On affaire alors à deux visions sans doute très complémentaires de notre rapport au temps mais peut-être aussi excessives l’une que l’autre. Dans l’enthousiasme pourtant si essentiel de nos 20 ans, Françoise Hardy suggère que se cache en effet peut-être l’illusion d’une toute puissance.    Françoise Hardy : Le temps de l’amour :https://www.youtube.com/watch?v=ITYVXUvMtHI3. La valeur du temps présent Faut-il croire que nous sommes tant obsédés par le passé et si fascinés par l’avenir que nous oublions que le temps dans lequel nous vivons est d’abord le présent. Barbara rappelle que c’est l’irréversibilité qui fait non seulement la valeur du présent mais également tout ce temps perdu à jamais. (19 secondes)Barbara : Dis quand reviendras-tu ? https://www.youtube.com/watch?v=2y_aQ5ZLcR4Compte tenu de l’irréversibilité de la durée et de notre mortalité, il faut savoir profiter de tout le temps qui reste, quel que soit l’âge que nous avons. Pour Serge Reggiani, bien proche de la philosophie d’Epicure, notre seul pays est la vie terrestre et savoir en jouir consiste à cueillir tous les plaisir du jour qui se présente à nous. Carpe diem ! Serge Reggiani : le temps qui reste https://www.youtube.com/watch?v=8mQiRFgOiWQConclusion Peut-être finalement pourrons-nous vraiment nous sentir sereins et ouverts au monde, quand nous pourrons vivre sans songer constamment que le temps passe et qu’avec lui  c’est nous qui passons. Ou bien - ce qui revient sans doute au même – nous pourrons peut-être accéder à une sorte de félicité contemplative si le temps nous oublie, nous ignore et nous laisse regarder ce qui se passe de façon détachée comme le chante Dominique A. Dominique A. : le temps qui passe sans moihttps://www.youtube.com/watch?v=CciCcEqDcuA  [i] “The sun is the same in a relative way but you’re older                                                                                                  Shorter of breath and one day closer to death                                                                                                                  Every year is getting shorter, never seem to find the time                                                                                                  Plans that either come to naught or half a page of scribbled lines                                                                                  Hanging on in quiet desperation is the English way                                                                                                          The time is gone, the song is over, thought I'd something more to say”                                                                                 
8/8/202112 minutes, 30 seconds
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L'Instant Philo : L'amitié

L'Amitié
7/11/202113 minutes, 2 seconds
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L'Instant Philo : L'immortalité

L'immortalité« L’instant Philo ».                                                                       Emission du dimanche 13 juin 2021                                                                L’immortalité                                                 La prise de conscience de la mortalité est une spécificité bien humaine : les autres animaux n’en n’ont pas une idée claire et les Dieux échappent à la mort dans la description que les religions en proposent, qu’ils soient jugés immortels comme chez les Grecs anciens ou éternels comme dans le monothéisme. Rejeter ou minimiser la mortalité, ne serait-ce pas, dès lors, oublier un élément constitutif de notre condition humaine ? Pourtant, l’humanité, seule espèce qui se sait mortelle, est également celle qui aspire, depuis la nuit des temps, à être immortelle. La tension est forte. Le paradoxe instructif. Tout se passe comme si la durée limitée de notre existence était chose si insupportable qu’elle devait être immédiatement contrebalancée par la croyance en une possibilité de prolonger la vie. Alors, l’immortalité n’est-elle pas qu’une consolation qu’on oppose à la perspective d’une mort qu’on sait inévitable ?Il est vrai que la peur de la mort pour le philosophe Epicure est bien celle qu’il faut soigner en priorité car elle est source de tourments et d’illusions[i]. Cette peur étant clairement une des émotions les plus puissantes et les plus déstabilisantes qui soient.L’immortalité religieuse Les deux figures principales de l’immortalité religieuseLes premières sépultures individuelles connues datent du paléolithique moyen, aux environs de 70 000 ans avant notre ère. Elles se présentent comme des sortes de vestibules. La mort, en effet, loin d’être un arrêt définitif de la vie, est considérée dès le commencement comme un passage de la vie ordinaire à une autre modalité de l’existence. Edgar Morin dans son essai L’homme et la mort[ii], souligne que dans la période archaïque, les hommes préhistoriques dans le culte qu’ils vouaient aux ancêtres avaient le sentiment de rester en dialogue avec ces défunts qu’ils imaginaient encore bien présents dans une réalité parallèle à la nôtre. Dans la période suivante qu’Edgar Morin nomme métaphysique, l’immortalité prend une forme qui nous est plus familière. On considère alors qu’il y a mort quand l’âme se sépare du corps pour aller résider dans un au-delà. De Platon à Descartes, en passant par des religions aussi différentes que l’hindouisme et le monothéisme, l’enveloppe charnelle est censée suivre la loi qui fait que tout ce qui naît, finit par mourir. L’âme, quant à elle, a pour destin d’être immortelle et déroge ainsi à la logique du vivant. Dans cette représentation, la vie spirituelle après la mort ressemble si peu à l’existence incarnée sur terre que vivants et morts ne communiquent plus et vivent séparés, chacun dans leur monde  Des représentations mixtes.Les représentations religieuses de l’immortalité se distribuent ainsi selon deux modèles assez différents. Des représentations intermédiaires et mixtes ont aussi existé, à l’instar de celle où en Egypte, par exemple, le cadavre d’un Pharaon, a pu être  momifié pour qu’il puisse rester physiquement encore présent dans notre monde selon la logique archaïque et, en même temps, placé symboliquement sur un bateau dans son tombeau pour que son âme puisse se rendre dans un autre monde, comme le conçoit la vision métaphysique.  Points communs à toutes les représentations religieusesCes conceptions religieuses de l’immortalité ont en commun de rejeter l’idée jugée trop accablante d’une mort qui serait une fin définitive. Elles ignorent par conséquent les bénéfices de notre condition de mortels. Savoir que la vie a un terme a, en effet, des effets pratiques essentiels. Cela nous invite à en bien profiter. « Quand je pense à la mort, ce n’est pas pour mourir mais pour vivre » déclarait ainsi André Malraux. Il est certain que la croyance en l’immortalité, à l’inverse, peut conduire à relativiser l’importance de la vie terrestre et, finalement à la négliger, parfois d’ailleurs volontairement quand on estime que c’est ainsi qu’on accède au salut de l’âme.Immortalité et négation de la première mort Deux sortes de mort Pour avancer dans la réflexion, il semble utile de distinguer deux sortes de mort. La mort naturelle s’appuie sur la loi biologique qui associe natalité et mortalité. Un penseur matérialiste comme Epicure ou un écrivain athée comme Malraux estime qu’il n’y a que cette mort qui est un arrêt définitif de la vie. L’immortalité est alors une façon imaginaire et illusoire d’échapper à notre condition de mortel. Soit en estimant que la logique du vivant peut être compatible finalement avec une survie – par exemple dans un monde parallèle où la vie continue souvent au ralenti - qu’on pense aux zombies qui constituent une réminiscence de l’ancien culte des ancêtres. Ou bien en croyant que l’âme séparée du corps s’élève, après la mort biologique, dans un monde spirituel. Mais dans cet au-delà, une seconde mort – spirituelle cette fois-ci - menace comme l’indique Dante dans sa description de l’enfer dans La divine comédie. Les damnés peuvent aussi disparaître en étant engloutis dans les flammes de l’enfer. La première mort est celle qui fait de nous des mortels. La seconde mort spirituelle est celle à laquelle nous pensons pouvoir échapper pour peu que nous ayons cultivé une spiritualité sur terre qui nous rend digne de l’immortalité.Le transhumanismeIl y a quelques années, la doctrine transhumaniste a été très médiatisée pendant un temps. Ce mouvement fait converger sentiment de toute puissance que les progrès de la science et des biotechnologies font naître et aspiration à abolir la première mort dans le but affiché de changer de façon radicale l’espèce humaine. Constatant tous les progrès extraordinaires que les nouvelles technologies ont permis d’accomplir, y compris les rêves les plus fous que les auteurs de science-fiction ont imaginé comme aller sur la lune ou mars, certains ont su s’appuyer sur cet enthousiasme pour faire croire que l’immortalité devenait scientifiquement accessible. La frontière entre possible et réel a été ainsi allégrement franchie chez certains propagandistes qui ont annoncé « la mort de la mort » et déclaré que l’homme qui vivrait plus de deux cents était déjà né. La pandémie actuelle a calmé les esprits, en rappelant que nous sommes et restons mortels et que nous ne maîtrisons pas tout. Un indice intéressant pour savoir qu’on a affaire à une idéologie plus qu’à une doctrine scientifique, c’est la présence d’affirmations hasardeuses et contradictoires. C’est le cas dans le transhumanisme où, d’une part, la promotion est faite de moyens censés prolonger la vie humaine et permettre à l’horizon de quelques années, une victoire contre la mort biologique avec à la clé – ces utopistes ont aussi le sens des affaires - des sociétés ad hoc qui commercialisent des produits très onéreux. Et, d’autre part, une prophétie digne d’un scénario dystopique est faite selon laquelle une intelligence artificielle bien supérieure à tout pouvoir humain, placera notre espèce sous son joug, lors d’un moment de convergence des nouvelles technologies. Dans ce dernier avatar paradoxal de la croyance archaïque en l’immortalité, on voit se dessiner une figure angoissée et bipolaire de la toute-puissance. Toute puissance à la fois humaine : notre espèce est censée pouvoir obtenir l’immortalité des Dieux grecs, s’abreuver dans la fontaine de jouvence et devenir capable de prendre le contrôle de l’évolution en reprenant le flambeau de la création que le monothéisme attribue à Dieu. Mais aussi – et c’est là le versant dépressif d’un enthousiasme délirant - toute puissance des nouvelles technologies qui se retourneront fatalement, nous annonce-t-on, contre les humains qui jouent aux apprentis sorciers.Une double leçon de l’antiquité grecque : éloge de la mortalité et recherche d’une immortalité glorieuse.  La sagesse d’UlysseIl n’est pas inutile de revenir sur cet épisode où Ulysse lors de son odyssée refuse la proposition qui lui est faite par Calypso de l’épouser et de devenir immortel.  La sagesse d’Ulysse consiste à ne pas tomber dans cette démesure qui consiste à oublier la frontière entre humains et Dieux. Surtout, il a compris que vivre humainement, c’est revenir près des siens, accepter les aléas, l’aventure et la finitude de l’existence. Il y a en effet une calamité de l’immortalité, même si elle est accompagnée de la jeunesse éternelle. Quel amour résistera à un temps infini ? Amour, toujours : c’est un vœu romantique, à condition qu’il ne puisse être tenu. Quel individu en général pourra résister à l’ennui de ce qui ne finit jamais ? Ulysse qui reste 7 ans en compagnie de la belle nymphe Calypso, est pris du mal du pays et éprouve une grande nostalgie. Comme il est mortel, il sait le prix et la fragilité des liens qui ont été tissés dans le passé. Ithaque et Pénélope restent dans son cœur. Il sent fortement la douleur de la séparation qui marque en creux le bonheur et la chance d’avoir tout simplement une cité, un foyer et des personnes qui vous attendent. Cela donne tout son goût à l’existence. L’immortalité est comme un plat fade et froid. Avec elle, les beaux souvenirs finissent par se noyer dans le flot monotone des jours qui, sans arrêt, se succèdent les uns aux autres.Une autre immortalité : rester vivant dans le souvenir ?Mais il y a pour les grecs, une autre façon d’accéder à l’immortalité. Il s’agit de combattre la seconde mort – cette seconde disparition, pour le coup définitive, d’un individu humain quand sur une tombe, le nom s’efface et que plus personne ne se souvient de celui a été enterré à cet endroit. Alors toute trace d’une personne est balayée et l’oubli fait entrer dans le néant total. Les Grecs, à l’exception notable d’Epicure qui y voyait un vain désir, cultivaient une passion pour l’immortalité glorieuse, celle qu’on obtient en faisant acte héroïque comme Achille, chef d’œuvre marquant comme Homère ou Eschyle ou encore apport fondamental à la pensée comme Socrate, Platon, Aristote, Pythagore ou Thalès. Pour les anciens Grecs, il est vain et absurde de vouloir échapper à la mort biologique mais par contre, très important de défier cette seconde mort qu’est l’oubli définitif. Le désir d’immortalité pour l’individu consiste alors à dépasser le cadre temporel limité de son existence en s’inscrivant de ce qui est plus grand que lui, dans la mémoire vive de l’espèce humaine à laquelle il a su apporter une contribution remarquable. Encore de nos jours, on nomme ces écrivains comme Victor Hugo dont l’œuvre jugée exceptionnelle a permis l’élection à l’Académie Française, des immortels. Immortalité toutefois relative puisque la mémoire des grands événements s’effacera un jour quand notre espèce disparaitra, comme c’est le cas de toutes les espèces vivantes.Conclusion.  Alors, comme le chante Alex Beaupain, avec cette nostalgie consciente de la fragilité des choses humaines qui a inspiré la sagesse d’Ulysse, finalement ce qu’il faut retenir de tout cela, c’est peut-être que l’immortalité, aussi illusoire soit-elle, nous apprend au moins une chose : à la fin, l’important pour les mortels que nous sommes, c’est le souvenir qu’on laisse.Références musicales  Alex Beaupain : La chanson «  Je suis un souvenir » dans l’album : Après moi le délugeLéo Ferré, « Ne chantez pas la mort », une chanson de Jean-René Caussimon dans l’album : Il n’y a plus rien. [i] Epicure : La lettre à Ménécée[ii] Edgar Morin : L’homme et la mort, 1970
6/13/202115 minutes, 14 seconds
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L'Instant Philo : Religion animiste et représentation du monde

Religion animiste et représentation du monde Illustration : MasqueYupik, tribu inuit animiste (Musée du quai Branly)  Texte de l'émission : L’instant philo.                                                                                            Emission du 16 mai 2021                                Religion animiste et représentation du monde    Introduction   Une bande dessinée originale d’Alessandro Pignocchi intitulée Petit traité d’écologie sauvage  propose en trois tomes une sorte de fable plutôt déconcertante. L’auteur imagine en effet un monde où toute l’humanité s’est convertie à la religion animiste des peuples d’Amazonie pour lesquels « les plantes et les animaux sont considérés comme des partenaires sociaux ordinaires »[i]. Pignocchi imagine ainsi un Donald Trump qui déserte les terrains de golf et les meetings pour se consacrer à l’observation des belettes. Un François Hollande qui fait arrêter son chauffeur, toutes affaires cessantes, pour faire une invocation à l’esprit du hérisson qui vient d’être écrasé involontairement. Enfin, un Vladimir Poutine qui annonce solennellement que le mariage avec des fruits et des plantes sera autorisé. On le constate aisément, cette bande dessinée nous place dans un univers complétement décalé et utopique.Mais quel intérêt de proposer une telle fiction ? Est-ce seulement une fantaisie faite pour nous distraire ? Et que faut-il entendre précisément par animisme ? Qu’est-ce qu’une telle religion qui nous semble dépassée, désuète et même superstitieuse peut encore nous apprendre ?  L’animisme, avec sa représentation du monde si particulière, peut-elle vraiment nous apporter quelques utiles éclaircissements en ces temps de crise écologique ?Une définition de l’animisme selon l’anthropologue Philippe Descola. Pour comprendre les enjeux de ce récit de politique-fiction très étrange que propose Alessandro Pignocchi, quelques précisions sont nécessaires. Ce dessinateur a été très influencé par un disciple de Claude Lévi-Strauss, l’anthropologue Philippe Descola qui a notamment étudié les Achuar, un peuple animiste d’Amazonie.Qu’est-ce que l’animisme ? « L’animisme est la propension à détecter chez les non humains – animés ou non animés, c’est-à-dire les oiseaux comme les arbres – une présence, une âme si vous voulez, qui permet dans certaines circonstances de communiquer avec eux. » déclare Philippe Descola. Les animistes estiment ainsi que tous les êtres sur terre partagent une même intériorité constituée de pensées, de désirs, de volonté, de mémoire, etc. En conséquence de quoi demandes, prières et invocations diverses peuvent être adressées indifféremment à un humain, un animal ou à une plante. On peut trouver dans Le seigneur des anneaux, ce roman de Tolkien qui était féru d’histoire des religions et de mythologies, plusieurs illustrations de comportements animistes. A un moment par exemple, les hobbits traversent une forêt dense et dangereuse et ils se retrouvent à négocier et discuter avec des arbres pour trouver une issue favorable.   Une religion dépassée ?Pour nous de toute évidence, une telle manière de concevoir les choses semble naïve et même superstitieuse. Il est facile et légitime de pointer ici une illusion qui a pour nom anthropomorphisme – c’est-à-dire une propension à accorder à un être qui n’est pas humain une forme et des caractéristiques humaines, en l’occurrence une conscience et une pensée. On comprend d’ailleurs mieux ainsi pourquoi la religion animiste a eu un tel succès : imagine-t-on les hommes préhistoriques face à un monde dont la logique, faute d’avoir les explications scientifiques que nous détenons, leur échappent totalement ? Face à bien des événements terribles et terrifiants, ils font constamment l’expérience de leur ignorance et de leur impuissance et pourraient ainsi sombrer dans un vrai désespoir. Heureusement, le constat désespérant auquel arrive leur intelligence peut être compensé par une fabulation spontanée et protectrice qui les conduit à croire que le monde est peuplé d’êtres finalement semblables à nous auxquels on peut s’adresser. L’animisme donne ainsi le sentiment d’avoir quelque pouvoir et contrôle sur l’ordre des choses. C’est pour nous une conception erronée mais dont on comprend qu’elle ait été indispensable à une période.Animisme versus naturalismeDescola souligne aussi que l’animisme prend l’exact contrepied de notre conception de la nature qui s’est imposée avec l’avènement de la science moderne au XVIIéme siècle. En effet, du point de vue de ce qu’il nomme le « naturalisme, nous estimons spontanément qu’il y a discontinuité entre nous, humains, qui sommes des êtres pensants pourvus d’une culture et tous les autres êtres qui forment ce que l’on nomme « la nature » : à savoir animaux, végétaux et minéraux qui n’ont pas la riche intériorité qui est la nôtre. Ensuite notre vision naturaliste nous invite à penser qu’il y a une  vraie continuité entre tous les corps organiques et inorganiques  alors que le second caractère qui définit l’animisme, précise Descola, est que chaque être est différent physiquement et « compose son monde en fonction de ses dispositions corporelles »[ii].Pour Philippe Descola, le concept de « nature » tel que nous le connaissons est une construction théorique assez récente. C’est une notion artificielle et même source de grands problèmes dont il fait la critique notamment dans son ouvrage Par-delà nature et culture. Le naturalisme en effet est la représentation qui porte et justifie l’exploitation technologique et économique violente par les humains, seuls êtres vivants censées être pourvus d’une culture et d’une intériorité, des ressources de notre planète terre réduite à une nature matérielle dont on se croit autorisé de faire ce que l’on veut. Les crises écologiques et sanitaires actuelles manifestent l’insuffisance et même la nocivité de cette vision du monde.Un animisme restauré ?L’intérêt de la religion animiste qui prend en égale considération l’ensemble des êtres vivants est de proposer une représentation alternative du monde et de permettre ainsi de prendre de la distance avec notre conception naturaliste. Il est vrai que des pratiques chamaniques, animistes et même magiques reviennent cycliquement à la mode souvent de façon confuse mais elles peuvent aussi influencer toute une pensée rationnelle et critique qui, sans y adhérer naïvement, y trouvent une source d’inspiration pour envisager de nouveaux modes d’existence humaine plus en harmonie avec une biosphère dans laquelle nous sommes des acteurs parmi tant d’autres. C’est ainsi que Descola déclare que son séjour chez les Achuar fut pour lui une vraie révélation. Il écrit : « Les femmes Achuar traitent les plantes comme si c’étaient des enfants. Et les chasseurs traitent les animaux comme si c’étaient leurs beaux-frères (…) Voir les Achuar traiter les plantes et les animaux comme des personnes m’a bouleversé : ce que j’ai d’abord considéré comme une croyance était en réalité une manière d’être au monde, qui se combinait avec des savoirs faire techniques, agronomiques, botaniques, éthologiques très élaborés. » [iii]  Les leçons qu’on peut tirer de la religion animiste.  Diversité des religionsDe l’examen de la religion animiste, on peut tirer quelques leçons. Tout d’abord, son existence sur tous les continents nous rappelle que la religion peut prendre des formes très diverses. Comme le totémisme et même le bouddhisme, la religion animiste se développe en effet sans la notion de Dieu transcendant. Le philosophe Auguste Comte souligne d’ailleurs que l’animisme – qu’il nomme fétichisme – est une des premières formes de religion dont la spécificité est aussi de chercher à appréhender le réel sans tenter de s’en détacher ni de le fuir dans un au-delà. La religion animiste reste les pieds sur terre et donne le goût de l’observation du monde d’ici-bas qui est le seul. Pour Auguste Comte, c’est déjà un premier pas, certes maladroit, vers le savoir : mieux vaut se tromper sur le monde que d’en inventer un autre. Bon antidote en tout cas au naturalisme dont nous avons parlé qui s’est épanoui logiquement  à l’ombre d’un monothéisme qui dévalorise la vie sur terre en estimant que le royaume de Dieu n’est pas de ce monde.Un autre rapport au monde des vivantsPhilippe Descola souligne aussi que les pratiques techniques et politiques dépendent de la représentation que l’on se fait du rapport entre humains et non humains. Quand on estime que les non humains sont des êtres inférieurs dont on peut faire ce que l’on veut, les sols, les plantes et les animaux d’élevage sont traités de façon frontale avec brutalité et en bloc. L’évolution de la céréaliculture et de l’élevage industriel est accablante à cet égard. Mais dès qu’on estime que les non humains sont à prendre en considération, des pratiques alternatives plus respectueuses des sols, des animaux et des plantes sont présentes comme dans la permaculture ou dans des formes d’élevage traditionnel en Mélanésie. Enfin, la sagesse des indiens Achuar qui limitent volontairement leur production quand ils cultivent la terre, pour ne pas l’épuiser mais aussi parce qu’ils ne cherchent pas la croissance et le profit à tout prix, fait aussi contraste face notre démesure productiviste irresponsable.ConclusionAprès sa découverte des travaux de Philippe Descola, Alessandro Pignocchi, l’auteur de la bande dessinée Petit traité d’écologie sauvage, est allé à son tour vivre quelques temps chez des indiens Jivaros animistes. Puis il a participé à la Z.A.D de notre Dame des Landes où il a développé toute une réflexion politique et écologique en s’appuyant sur le recul instructif que confère l’étude de civilisations différentes. Les bandes dessinées qu’il produit sont ainsi des sortes de manifeste écologique et humoristique salué par la critique.                             Sur la quatrième de couverture pour présenter une de ces trois B.D. on peut lire :«  Des mésanges punks qui se mêlent de politique. Des hommes politiques plus animistes que des indiens d’Amazonie. Un anthropologue Jivaro qui tente de sauver ce qui reste de la culture occidentale. Voici quelques habitants de ce monde nouveau où le concept de « nature » a disparu, et où le pouvoir n’exerce plus aucun attrait. Après la lecture de ce livre, vous ne regarderez plus jamais les mésanges et les hommes politiques de la même façon »[iv]. On espère qu’après l’écoute de cette émission, ce sera aussi un peu le cas ! Didier Guilliomet Références musicales de l’émission.  Magma : « Soleil d’Ork » dans l’album Udu WuduChant traditionnel de rituel animiste d’AmazonieChant d’oiseaux [i] Petit traité d’écologie sauvage : T. 3 : la cosmologie du futur, quatrième de couverture.[ii] Philippe Descola : « Les Achuar traitent les animaux et les plantes comme des personnes », le 18 janvier 2015, www.telerama.fr[iii] Philippe Descola : « Les Achuar traitent les animaux et les plantes comme des personnes », le 18 janvier 2015, www.telerama.fr[iv] Petit traité d’écologie sauvage : T. 3 : la cosmologie du futur, quatrième de couverture 
6/6/202112 minutes, 11 seconds
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L'Instant Philo : Avec qui parle-t'on vraiment ?

Avec qui parle-t'on vraiment ?L’instant philo.           Avec qui parle-t-on vraiment ?          Texte de l’émission du 18/04/2021Introduction Discussions et échanges ont beau être au rendez-vous dans une journée, à la fin il est fréquent que le sentiment de n’avoir vraiment parlé qu’à bien peu de monde - voire même à personne, soit bien présent. Force est de constater qu’avoir un vrai dialogue où sont échangées des choses importantes grâce à une écoute réciproque de qualité n’est pas si courant. Comment expliquer ce phénomène ? Pourquoi avons-nous trop souvent l’impression qu’en dépit des nombreuses paroles qui ont été prononcées, bien peu de choses, en vérité, se sont dites ?  Parler pour ne rien dire ? Vacuité du propos et sophistiquePlusieurs explications peuvent être avancées. Il y a tout d’abord des conversations superficielles. Ce sont des bavardages peu consistants dans lesquels on peut se complaire, bien qu’ils ne disent rien du réel.Il existe aussi une rhétorique dont la force persuasive est, aux yeux de certains, un instrument de pouvoir. Dans l’antiquité grecque, les sophistes faisaient ainsi profession d’apprendre à parler de tout et à devenir capable de prendre l’ascendant sur les autres. Les philosophes ont toujours bataillé contre ces communicants sans vergogne qui privilégient la forme séduisante du discours à la profondeur de son contenu, la formule qui accroche  – la punchline ! – à la vérité du propos.Plus proche de nous, Henri Bergson a forgé une expression pour désigner l’individu adepte de ce genre de discours, c’est l’homo loquax qu’il présente ainsi :« Nous mettons très haut l’intelligence. Mais nous avons en médiocre estime l’« homme intelligent », habile à parler vraisemblablement de toutes choses. Habile à parler, prompt à critiquer. Quiconque s’est dégagé des mots pour aller aux choses, pour en retrouver les articulations naturelles, pour approfondir expérimentalement un problème, sait bien que l’esprit marche alors de surprise en surprise. Hors du domaine proprement humain, je veux dire social, le vraisemblable n’est presque jamais vrai.»[1]Ces discoureurs qui se paient de mots et brassent du vide, en usant d’une langue de bois adaptable à toutes les situations peuvent être heureusement identifiés et épinglés. L’humoriste Raymond Devos dans un sketch datant de 1979 s’amuse ainsi à imiter l’allocution politique d’un tel homo loquax :https://www.youtube.com/watch?v=hz5xWgjSUlk, de 1mn43 et 2mn 32.La fonction socialisante du langageAjoutons que certaines discussions socialement importantes, on le sait, manquent cruellement de contenu : il s’agit d’échanger quelques mots aimables et polis avec des voisins, des personnes dans la rue ou des collègues. On parle de choses et d’autres, de la pluie et du beau temps – et ce n’est pas inutile, encore moins stupide. On parle alors certes pour ne rien dire de bien profond mais on ne parle pas pour ne rien faire. Dans la conversation ordinaire en effet, on prend contact, on fait connaissance, on s’apprivoise, on devient plus familier : on maîtrise mieux notre entourage : c’est rassurant et humain. « Conversation signifie conservation » remarquait Bergson, en jouant sur les mots. Quelqu’un avec qui on échange quelques paroles banales, n’est plus cet inconnu chez qui reste toujours une part de dangereux mystère. Les individus peu loquaces ou ceux qui ne causent à personne et ne disent même pas « bonjour ! » sont mal vus.  Ils suscitent la méfiance, font l’objet de médisance, nourrissent bien des spéculations. Ils ne bénéficient guère de la solidarité du groupe en cas de difficultés car on estime, à tort ou à raison, qu’ils n’ont pas fait l’effort de dire ces quelques mots qui sont les « Sésame ouvre-toi ! » de la sociabilité minimale.  Il est donc important de prendre le temps d’établir le contact avec les autres. Les linguistiques placent tous ces discours pauvres en contenu mais indispensables aux bonnes relations sociales dans la fonction phatique du langage. Il existe en effet des expressions qui n’ont pas de sens en elles-mêmes dont la fonction est de créer l’espace d’un échange futur de paroles. Ainsi en est-il des questions comme « ça va ? » ou la formule introductive de nos conversations téléphoniques « Allo ? » Nous ne parlons pas alors vraiment pour dire quelque chose mais plutôt pour nous assurer qu’il y a bien un interlocuteur qui va nous écouter. Dans bien des cas, on constate amèrement qu’un tel interlocuteur manque à l’appel : voix de répondeur automatique Une pollution communicationnelle : intox et publicité. Nos téléphones, censés être des instruments de communication, nous font vivre ainsi quelques cuisantes déconvenues. Une modernisation des administrations à marche forcée plus soucieuse des économies budgétaires que de la qualité du service rendu aux citoyens explique cela en partie. La multiplication indécente des démarchages publicitaires, qu’aucune législation n’a permis de contenir depuis que la téléphonie a été privatisée, a transformé aussi nos téléphones, quand ils sonnent sans arrêt, en repoussoirs ou en nuisances sonores. Lorsqu’on prend un appel, on pense accueillir dans l’intimité de son foyer la réconfortante parole d’un proche, d’un parent ou d’un ami, la déception est grande quand on subit les salamalecs et boniments d’un employé exploité d’une plateforme commerciale. Dans certains quartiers de nos cités envahis de panneaux publicitaires comme à l’intérieur de nos maisons, le discours de la consommation et la pollution communicationnelle se font intrusifs. Dans cette sollicitation intempestive de notre attention - vrai problème de société - reste-t-il beaucoup de place pour une vraie intimité ? Pour ces discours désintéressés  qui nous nourrissent davantage ?  Erico, un poète slameur du Havre, exprime bien l’exacerbation que fait naître ce déferlement d’intox dans la téléphonie mais aussi sur tous les écrans qui captent nos regards. Ecoutons-le déclamer son poème « Stop à l’intox » !  « Cette avalanche d’infosqui nous arrive plein potet qui nous tombe dessuspar des télévisions qui happentet que nous lâchent pas la grappe :on a pas le dessus … Les quantités de journaux, de revueset tout ce qu’on vient mettredans notre boîte aux lettrespour nous dire : « t’as vu ?ce qu’on vend-là, dépêche-toiy’en a bientôt plus … » Les mails sur internet qu’on nous déversequitte à tomber à la renverseEt tous ces appels téléphoniquesqui prospectentde façon ironique :je trouve ça infect … Et les spams, les SMSqu’on nous balanceet nous déverseA toute vitesse –pour qu’on dépense      et qu’on se presse      à toutes les caisses. Et puis les pubs qui envahissent nos têtessur tous les prospectusplus ou moins malhonnêtes ,tout ça nous pompe et nous suce en fait :presque jusqu’à la moëlle ! ….Et ça sent le gasoil ! … Alors, je ne dis pas : « marche arrièreMais devant ce flot continuel,J’édifie quelques barrièrespour ne garder que l’essentiel …et par périodes même contre ce flux d’infos intoxqui m’choppent : je dis carrément : Stop ! »Eric Levéel, La vie qui me va, éd. Edilivre, 2018.A qui parle-ton vraiment ? Alors avec qui parle-t-on vraiment ? Quand on nous laisse tranquille, c’est avec ceux dont on sait qu’ils nous écoutent et nous répondent, sans chercher à nous vendre quoi que ce soit. Toutefois même dans ces conditions, il y a parfois des blocages, des inhibitions et des malentendus. Cela tient sans doute en partie à notre manière de nous adresser aux autres.Déplacement et mauvaise adresseLe philosophe Nietzsche portait grande attention à la question : « Qui parle ? » L’identification du locuteur lui semble centrale pour comprendre ce qui se dit. Les psychanalystes ont, quant à eux, estimé qu’il est souvent utile de se demander : « à qui nous adresse-t-on vraiment quand on prend la parole ? » Ce que nous disons parle autant de nous que de la personne à laquelle nous destinons notre discours qui peut être, en effet, une déclaration d’amour, une prière ou un reproche. Notre message peut être explicite. Il peut être aussi crypté. Car ce qui se dit quand on parle peut être inconsciemment adressé à un autre destinataire. Dans la colère par exemple, la foudre des reproches tombe parfois sur un autre que le coupable supposé. Ce changement de cible qu’on juge habituellement « déplacé » quand on en est la victime, explique que nous puissions avoir le mauvais rôle de l’exutoire ou du paratonnerre. Les psychanalystes nomment « déplacement » cette manière d’adresser un discours avec sa charge affective à quelqu’un à qui il n’est pas destiné.Il y a une autre façon pour la parole de ne pas atteindre directement son destinataire. C’est lorsque ce dernier ne peut recevoir ce qui lui est dit. Le discours amoureux, par exemple, peut échouer et être d’une triste inefficacité quand il n’est pas accueilli par la personne aimée. L’amoureux dépité éprouve alors le sentiment d’une impuissance du langage, comme si  les mots flamboyants devenaient subitement ternes. Absence de feed back.Sublimation et paroles : la littératureIl arrive toutefois que ces mots qui prennent forme sans arriver à leur but continuent de faire sens, et fassent même parfois œuvre.  Nos discours peuvent aller au-delà du dessein qui les a fait naître et s’adresser à d’autres qu’à la personne qui les a inspirés. Ces discours ne se perdent pas dans le silence mais, par sublimation - cette autre opération dont parle Freud qui consiste à détourner une pulsion de sa destination de jouissance première pour l’investir dans une autre activité – ils finissent par parler à d’autres destinataires. Bien des œuvres littéraires cachent ainsi des déclarations d’amour qui ne sont jamais arrivées à destination. « Savoir que ces choses que je vais écrire ne me feront jamais aimer de qui j’aime » déclarait ainsi Roland Barthes, l’auteur du très émouvant Fragments du discours amoureux. Et l’écrivain Jules Roy a publié dans sa vieillesse un roman intitulé : Un après-guerre amoureux. Cette fiction s’est inspirée des lettres qu’il a envoyées inlassablement, pendant des années, toujours plein d’espoir, à une femme qui lui a préféré Albert Camus puis un riche américain et ne lui a jamais répondu.Dialogue et théorie de la réceptionLe lecteur serait ainsi parfois une sorte de destinataire par effraction. Celui qui prend la plume et laisse ses écrits vivre leur vie, notamment dans la réception du public, accepte que sa parole change de sens et soit saisie par de parfaits inconnus, parfois des siècles même après qu’il ait écrit. Ainsi, bien que nous ayons parfois du mal à parler avec nos contemporains, nous pouvons encore dialoguer avec ces écrivains morts depuis longtemps.ConclusionA côté de tous les obstacles qui se dressent dans nos échanges avec les autres, la psychanalyse et la littérature ouvrent donc un espace de paroles et de dialogue qui montre que nous ne manquons pas de ressources pour formuler ce qui tente parfois si difficilement de se frayer un chemin dans nos conversations habituelles et nos demandes d’amour. Références philosophiques et littéraires Roland Barthes : Fragments du discours amoureuxHenri Bergson : La pensée et le mouvantSigmund Freud : Introduction à la psychanalyseEric Levéel : La vie qui me vaFriedrich Nietzsche : Par-delà bien et malJules Roy : Un après-guerre amoureuxRéférences musicales et audiophoniques  Dalida et Alain Delon chantant en duo « Les paroles »Raymond Devos et son sketch intitulé : « Parler pour ne rien dire »Erico (Eric Levéel) déclamant son slam : « Stop à l’intox ! »Une voix de répondeur téléphonique[1] Dans le chapitre intitulé : « La position des problèmes.» in La pensée et le mouvant.
6/6/202114 minutes, 8 seconds
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L'Instant Philo : Roi des animaux

Le roi des animauxLe roi des animaux                                         L’instant Philo,  émission du dimanche 21 mars 2020Quels sont les prétendants à la couronne ? Le lion Dans la fable intitulée LE LION S' EN ALLANT EN GUERRE, Jean De La Fontaine s’appuie sur le thème classique du lion, roi des animaux :« Le Lion dans sa tête avait une entreprise. Il tint conseil de guerre, envoya ses Prévôts,             Fit avertir les Animaux :Tous furent du dessein, chacun selon sa guise :            L'Éléphant devait sur son dos            Porter l'attirail nécessaire,            Et combattre à son ordinaire ;            L'Ours s'apprêter pour les assauts ;Le Renard ménager de secrètes pratiques ;Et le Singe, amuser l'ennemi par ses tours.Renvoyez, dit quelqu'un, les Ânes qui sont lourds,Et les Lièvres sujets à des terreurs paniques.Point du tout, dit le Roi ? Je les veux employer.Notre troupe sans eux ne serait pas complète.L'Âne effraiera les gens, nous servant de trompette;Et le Lièvre pourra nous servir de courrier. »La Fontaine se plaît à montrer l’habileté du félin souverain à tirer le meilleur parti des autres animaux, ses vassaux. Façon indirecte de donner une leçon politique qu’il formule ainsi : « Le monarque prudent et sageDe ses moindres sujets sait tirer quelque usage,            Et connaît les divers talents.Il n'est rien d'inutile aux personnes de sens. »Les autres prétendants au titreDe nos jours, avec une morale et un style bien différents, les studios Walt Disney ont produit Le Roi lion. Cependant, force est de constater que pour le titre de « roi des animaux », il y a eu au cours de l’histoire bien d’autres prétendants. Le roi des animaux désigne, en effet, l'animal sauvage qui est placé, dans la dimension symbolique d'une culture, au sommet ou au-dessus de la faune connue. C’est habituellement l’animal réputé le plus fort – qu’il soit prédateur ou non. Dans certaines régions d’Afrique, ce fut ainsi pendant un temps l’éléphant - roi plein de sagesse qui se caractérise par sa force tranquille car il n’utilise la violence qu’avec grande parcimonie. Au royaume du Dahomey, le léopard a hérité du titre honorifique. Les souverains de cette contrée prenaient le nom de ce félin. Il y a quelques années encore, dans une autre région d’Afrique, le « léopard de Kinshasa » désignait le président Mobutu et ce dernier portait toujours une toque en peau de léopard – symbole de puissance.Sous d’autres latitudes, de façon plus surprenante, le Cerf est désigné comme le roi des forêts. Dans le film d’animation japonais : Princesse Mononoké de Miyazaki, il est même question du Dieu-Cerf, faiseur de montagne et esprit de la forêt dans un contexte médiéval explicitement animiste. Il est vrai que ce cervidé géant a de quoi surprendre et fasciner grâce à son aspect mi-animal-mi arbre avec ses bois majestueux qui lui font comme un ramage sur la tête.    Enfin, on l’a bien oublié mais l’Ours brun au moyen-âge était vu comme le roi des animaux, notamment en Europe. Le prénom celte du roi Arthur signifie d’ailleurs l’ours.  Ce grand mammifère des forêts et des montagnes n’est détrôné par le lion qu’autour du XIIe, siècle de Richard Cœur de Lion - sous l’influence de L’église qui voit dans ce grand fauve un symbole chrétien et dans la fascination pour l’Ours, une réminiscence du paganisme. Michel Pastoureau a publié un ouvrage intitulé : L’ours, histoire d’un roi déchu qui décrit fort bien la vénération que cet animal a pu susciter.QuestionnementLa liste pourrait être allongée … Mais, quelle idée – me dira-t-on - de prendre pour thème de réflexion l’expression « le roi des animaux » ? La formule n’est-elle pas un peu naïve ? Un peu confuse aussi ? Pourquoi pas une reine ? Comme les figures invoquées pour tenir ce statut sont toujours des êtres qui se caractérisent par leur puissance et leur force, estimerait-on un peu vite qu’une figure féminine est par principe exclue ? Ensuite, parler du roi des animaux, c’est user d’une métaphore politique conservatrice et assez dépassée puisqu’il y est question d’un régime monarchique traditionnel. C’est considérer aussi qu’il y aurait un peuple animal qui forme un tout - ce qui n’est pas du tout évident. Enfin, dans cette communauté des animaux, on suppose la présence d’une hiérarchie qui ferait que certains, par nature, pourraient accéder à la royauté par la seule appartenance à une espèce. Cela fait penser à l’expression beaucoup moins sympathique de « race des seigneurs » et à d’autres fadaises idéologiques qu’on entend trop souvent. Autant d’éléments qui pourraient inciter à en rester à une attitude de déconstruction et de méfiance face à cette expression.                                           Mais, à vrai dire, il y a une autre piste à explorer.  La formule semble en effet nous replonger dans un monde d’antan où les ours peuplaient l’Europe, où les rugissements des lions hantaient les savanes africaines, où les tigres du Bengale et de Chine terrorisaient mais fascinaient aussi les habitants. User de cette métaphore du « roi des animaux » renvoie ainsi, non sans une certaine nostalgie, à tout un univers symbolique qui fait partie, dans une large mesure, d’un passé révolu ainsi qu’à un imaginaire souvent lié aux contes de notre enfance. Que s’est-il donc passé pour que tout cet univers d’une grande puissance suggestive, à la fois terrible et merveilleux, s’évanouisse du monde réel ? ... Sans doute, l’arrivée d’un nouveau prétendant au trône a changé la donne …  Un nouveau prétendant au titre : l’hommeLe symbole de Tarzan Nous venons d’entendre le générique de Tarzan, une série américaine des années 60 où le roi de la jungle, cet enfant sauvage élevé par les singes, ce super-héros blanc vivant en Afrique imaginé par Edgard Rice Burroughs, pousse son fameux cri. Les grands prédateurs et les animaux puissants – lion, crocodile, guépard, hippopotame et éléphant - réagissent tout de suite à l’appel de leur souverain. Juste avant que le générique ne s’achève, on voit Tarzan, se battre triomphalement contre un lion, spectaculaire numéro de dompteur et surtout symbole de la souveraineté complète de l’homme sur tous les autres animaux. A la même époque, une autre série qui se passe en Afrique – Daktari – mettait en scène un lion bien inoffensif, Clarence, qui se comportait comme un animal de compagnie et avait, de surcroît la particularité de loucher – façon de ridiculiser gentiment l’ancien seigneur des savanes.     2) L’homme : roi des animaux ?L’homme serait-il devenu le nouveau roi des animaux ? L’espèce humaine est certes celle qui domine largement toutes les autres espèces animales. L’éléphant a été domestiqué. Lion, ours brun et tigre ont été dressés. L’ours polaire, pendant longtemps maître incontesté des régions arctiques, a appris à se méfier des hommes, même s’il reste un animal sauvage. Avec le développement des techniques modernes fondées sur la science, l’humain a acquis une puissance de feu qu’aucune autre espèce actuellement ne peut égaler. Il est devenu le prédateur numéro 1.Parler de « roi des animaux » suppose une distinction entre humains et animaux.                Mais l’expression « roi des animaux » suppose, on l’a dit, une hiérarchie parmi les bêtes sauvages que l’on regarde, à vrai dire, à distance. D’un côté, il y a la société des hommes avec ses lois, ses rois et la culture. De l’autre, l’ensemble des animaux dans la nature sauvage. Et on use de l’expression de « roi des animaux » pour rendre hommage à ces bêtes puissantes qu’on admire, qu’on craint et même qu’on vénère au point parfois de les diviniser. L’expression suppose donc une distinction entre humains et animaux. Tarzan est certes « le roi des animaux de la jungle » mais c’est parce qu’il est un personnage hybride qu’il peut avoir ce statut. Il est présenté comme un enfant sauvage élevé par les singes qui a bien du mal d’ailleurs avec la civilisation. D’ailleurs, il marque son territoire dans la jungle par un cri quasiment bestial.Roi des animaux ou colonisateur sans scrupules ? L’expression le roi des animaux suppose donc une répartition de royaumes bien distincts,  pourvus chacun d’une certaine autonomie dans lesquels on trouve des habitants, de part et d’autre, bien différents. Mais lorsque l’homme tente de s’emparer du titre de roi des animaux, tout l’espace terrestre a tendance à s’unifier. L’ensemble des terres anthropisées, qu’on nomme en géographie l’écoumène, s’agrandit et  le territoire laissé aux animaux se réduit comme peau de chagrin. Par exemple avec la dévastation de la forêt amazonienne, se rejoue actuellement en grande partie pour les animaux ce qui s’est déjà passé naguère quand les conquistadors sont arrivés aux Amériques : une exploitation et une expropriation extrêmement violentes au nom du profit. L’homme ne règne pas sur le peuple des animaux comme le monarque prudent et sage dont parle la Fontaine mais il l’exploite plutôt comme un colonisateur sans états d’âme. Plutôt qu’un bon roi,  l’homme devient un despote sans pitié pour les animaux, voire leur exterminateur. On passe ainsi brutalement du conte pour enfant et d’un riche imaginaire des temps anciens à un cauchemar bien contemporain. Les temps ont changé.Un roi déchu définitivement ? Le royaume des animaux a été en grande partie dévasté par l’homme. Aucun animal sauvage ne peut plus prétendre au titre de roi. Aussi quand on veut mettre en scène, un animal qui fascine encore par sa puissance et sa sauvagerie, on part du côté de la science-fiction ou du fantastique avec par exemple les dinosaures de Jurassic Park ou la créature extra-terrestre du film de Ridley Scott : Alien. L’ours polaire qui effrayait et fascinait par sa puissance fait maintenant pitié quand on le voit amaigri sur une banquise qui part en lambeaux. Le roi déchu des régions arctiques finit même par se réfugier près des habitations humaines dont il fait les poubelles.            Conclusion.  Mais l’espèce qui est la calamité pour la plupart des espèces animales sauvages et domestiques est aussi celle qui peut prendre conscience de ce qu’elle fait. Avec cette prise de conscience, des solutions et des changements de mentalité et d’attitude peuvent émerger. Une nouvelle responsabilité de terrien peut se développer. « Là où est le péril, croît aussi ce qui sauve » déclare le poète Hölderlin. C’est pourquoi il ne faut sans doute pas opposer position humaniste et convictions écologistes et animalistes. Reste que le rapport aux non humains dans la biosphère terrestre doit s’envisager autrement que du côté de l’exploitation aveugle.  N’est-il pas nécessaire à cet égard de changer de métaphore et de modèle de gouvernance ? Ni roi des animaux, ni tyran exterminateur, l’humain par ses capacités extraordinaires à inventer des solutions et des remèdes, a peut-être vocation à devenir le berger bienveillant des êtres vivants.  Didier GuilliometRéférences musicales  Générique. Van Der Graaf Generator : « When she comes » dans l’album World Record, 1976Morceau de la fin. Van Der Graaf Generator : « Earlybird » dans l’album Alt, 2012Virgule musicale. La Chica avec la chanson « La loba ». 
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L'Instant Philo : La prise de conscience

La prise de conscienceL’instant philo.                                       Emission du dimanche 21 février 2021                                        La prise de conscienceLe succès un peu inattendu de la série d’Arte « En thérapie » dont l’essentiel se passe dans un cabinet de psychanalyste montre l’intérêt que nous portons actuellement aux exercices d’introspection. Selon Freud, la méthode d’association libre des idées permet l’analyse des aspects inconscients de notre subjectivité. Cette prise de conscience nous ouvre de nouvelles marges de manœuvre et nous fait mieux comprendre les désirs qui nous structurent en profondeur. Mieux connaître de façon sensible, les ressorts parfois cachés de notre personnalité permet d’agir, notamment dans nos relations avec les autres de façon plus éclairée. On peut éviter de la sorte scénario répétitifs et blocages. La prise de conscience nous libère ainsi de l’emprise de l’inconscient.  Bonne nouvelle sans doute que cet engouement pour une œuvre de fiction qui met en avant un travail de retour sur soi, sans en dissimuler les difficultés et les ratés ! L’agitation parfois superficielle du consumérisme et le miroir aux alouettes de la société de spectacle nous détournent souvent de ce qui se passe en nous. Et notre conscience peut sortir d’elle-même sans pour autant devenir plus lucide sur le monde qui l’entoure, se tenant ainsi comme en suspens loin de tout, avec en plus parfois, l’illusion d’être dans la normalité. La prise de conscience ne devient-elle pas dans ces conditions indispensable pour appréhender réalité extérieure et intériorité sur quoi notre perception habituelle des choses nous renseigne souvent si mal ? L’inconscient dans tous ses états. Selon Aristote, pour comprendre le bien, il faut saisir ce qu’est le mal. Pour bien cerner la vérité, il est important de méditer sur son antonyme : l’erreur. Ainsi pour prendre toute la mesure de la question : « qu’est-ce qu’être vraiment conscient ? », il faut se demander : « qu’est-ce qu’être inconscient ? »Quand on dit d’une personne qu’elle est inconsciente, cela peut signifier trois choses différentes. Nous avons déjà évoqué le sens psychanalytique Mais être dans un sommeil profond ou encore dans le coma, c’est aussi « être inconscient ». S’évanouir, c’est faire l’expérience d’un écran qui s’éteint subitement ; mieux c’est ne plus rien percevoir. Mais avec le monde extérieur qui s’éclipse, nous aussi, nous disparaissons. Tout s’arrête. Ceux devant lesquels nous nous sommes pâmés, ont devant eux un corps inerte et déserté par la personne qui y loge ordinairement.  La perte de conscience est un état finalement qui ressemble à la mort qui pour cela fascine, inquiète et effraie.  Quand ensuite on sort du coma, on constate que la réalité qui nous entoure reprend ses formes progressivement. On retrouve, mieux, on reconstitue le monde.  Pour autant, être éveillé ne signifie pas encore être parfaitement conscient. Nous pouvons être détournés en partie de ce qui nous entoure par des pensées qui nous renferment en nous-même. Le malheur trop souvent retire le goût d’observer le chatoiement du réel là où le bonheur pousse à découvrir et à embrasser le monde. « Le monde d’un homme heureux est un autre monde que celui du malheureux[i] » notait le philosophe autrichien, Ludwig Wittgenstein.Art et élargissement de la conscience selon BergsonMême sans être spécialement distrait par les soucis ou par quelque tendance à la rêverie, notre perception opère plus ou moins une sélection dans ce qui se présente à elle en fonction des impératifs de l’action. Henri Bergson déclare ainsi dans son essai sur Le rire : « Vivre, consiste à agir. Vivre, c’est n’accepter des objets que l’impression utile pour y répondre par des réactions appropriées : les autres impressions doivent s’obscurcir ou ne nous arriver que confusément. Je regarde et je crois voir, j’écoute et je crois entendre, je m’étudie et je crois lire dans le fond de mon cœur. Mais ce que je vois et ce que j’entends du monde extérieur, c’est simplement ce que mes sens en extraient pour éclairer ma conduite ; ce que je connais de moi-même c’est ce qui affleure à la surface, ce qui prend part à l’action. Mes sens et ma conscience ne me livrent donc de la réalité qu’une simplification pratique. [ii]»L’efficacité de notre action et de notre insertion dans le réel serait donc à ce prix : tout ce qui n’y contribue pas, est neutralisé, du moins placé au second plan. Notre vision du monde serait donc comparable à ce que laisse apparaître un projecteur qui n’illumine que ce qui intéresse notre action, en laissant tout le reste dans l’obscurité. Notre conscience ordinaire marcherait finalement toujours avec son double, l’inconscient qui la suit comme son ombre.  Toutefois, un élargissement de la perception, estime Bergson, est possible : « de loin en loin – écrit-il - par distraction, la nature suscite des âmes plus détachées de la vie. » De qui parle-t-il ? Des artistes grâce auxquels selon lui nous pouvons acquérir une conscience plus vaste du réel. Il déclare ainsi :           « À quoi vise l’art ? Sinon à montrer, dans la nature même et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? Le poète et le romancier qui expriment un état d’âme ne le créent certes pas de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous si nous n’observions pas en nous, jusqu’à un certain point, ce qu’ils nous disent d’autrui. Au fur et à mesure qu’ils nous parlent, des nuances d’émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps mais qui demeuraient invisibles telle l’image photographique qui n’a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur. »[iii]Ainsi, les artistes sont ceux qui nous permettent une prise de conscience plus complète de la réalité et nous fait sortir du microcosme dans lequel nous confinent trop souvent le train ordinaire de nos activités et obligations.Conscience, inconscience au sens moral et politiqueLorsque nous n’apercevons le réel que par le petit trou de serrure de nos préoccupations quotidiennes, nous vivons dans un monde bien pauvre en comparaison de ce qui nous entoure et de ce que notre subjectivité est capable d’accueillir et de produire. Le bénéfice principal de cet intensification de la conscience par l’art et la culture est de pouvoir nous échapper d’une existence étriquée dont nous ne sommes jamais fiers, ni contents. Car une telle manière de vivre et peut produire médiocrité, bassesse et même immoralité.                                     En effet, être inconscient au sens moral, c’est aussi être scandaleusement irréfléchi et irresponsable. La responsabilité est d’une façon générale, la capacité de répondre de ses actions et, tout particulièrement, de leurs conséquences prévisibles. Dans un sens mélioratif, elle est le fait d’assumer d’autant mieux ce que l’on a fait que cela a été fait de façon réfléchie et pesée. Responsabiliser une personne, c’est lui faire prendre conscience des effets nuisibles et de la gravité de ce qu’elle a fait. Cet éveil de la conscience ne passe pas par le travail analytique, ni par la médiation des œuvres d’art mais par le sentiment de culpabilité et les remords. Le sens moral est, en effet, parfois si mal aguerri qu’il a besoin de se nourrir d’émotion et de réflexion pour arriver à une prise de conscience salutaire. Travail important car la personne pleinement consciente de ses responsabilités est en morale comparable à ce que l’artiste est face au monde : un individu révélateur de potentialités humaines et créateur de relations plus riches.            Bergson, dès les années trente, a compris que le développement technologique nous a dotés d’une puissance disproportionnée au regard de notre capacité d’en faire bon usage. Il appelait de ses voeux « un supplément d’âme »[iv], pensant que la mystique pourrait relever le défi lancé par la technique à l’humanité. Ce défi prend maintenant la figure d’une crise écologique majeure. Et c’est à la politique éclairée par une expertise scientifique et soucieuse d’un bien commun qui ne peut se limiter dorénavant ni aux frontières d’un pays, ni au court terme du profit des actionnaires, de proposer une vision d’avenir à la hauteur des enjeux actuels. Rien de plus inconscient que le rejet de la rationalité scientifique, que l’aveuglement face aux problèmes qui sont devant nous et qu’un retour au repli sur soi en temps de mondialisation. Si les conditions sont réunies, une vraie prise de conscience pourrait devenir une véritable reprise de confiance en l’avenir de l’humanité.Mais il faudra que les politiques qui viennent soient comme les artistes décrits par Bergson : des êtres capables grâce à leur vision ainsi qu’à leur capacité d’anticipation, d’entrainer un profond changement du regard que nous portons sur l’organisation de notre monde. Notre perception des choses est, en effet, sûrement trop exclusivement centrée sur les activités et affaires humaines. Une prise de conscience qui élargirait nos perspectives et mettrait en lumière notre condition de terriens dont la responsabilité est de travailler à une coexistence intelligente avec les autres vivants, constituerait assurément une étape cruciale. Tous les titres musicaux utilisés dans cette émission proviennent de l’album : The ideal Crash (1999) du groupe belge Deus [i] Wittgenstein : Tractatus logico-philosophicus[ii] Henri Bergson : Le rire[iii] Henri Bergson : La pensée et le mouvant[iv] Henri Bergson : Les deux sources de la morale et de la religion.   
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L'Instant Philo : Mensonges et sincérité

Mensonges et sincéritéMensonge et sincérité                                                                                                   L’instant philo                                                                     Emission du 13/12/2020Une confusion fréquente. Quel est le contraire du mensonge ? La vérité ! Telle est la réponse spontanée qu’on obtient le plus souvent lorsqu’on pose la question.   Pourtant, le dictionnaire nous indique clairement qu’il n’en est rien. Le terme opposé au mensonge est en effet la sincérité ou encore la franchise. La vérité se définit habituellement par l’accord de la pensée avec le réel. En clair, je suis dans le vrai lorsque ma représentation des choses correspond à ce qui existe. La sincérité elle, est un accord de notre discours avec notre pensée. On est franc quand on dit ce qu’on pense. Toutefois quand on dit ce qu’on pense, on peut être dans l’erreur qui est le contraire du vrai. Et si on est pris en flagrant délit de propagation involontaire de quelque chose de faux, on peut préciser qu’on ne cherchait pas à tromper les autres mais simplement qu’on se trompait. On était dans l’ignorance et non dans le désir de manipuler. On le voit : une chose est donc la sincérité, autre chose la vérité. Une chose est le mensonge, autre chose l’erreur. Vérité et erreur désignent la qualité d’un discours qui porte sur la connaissance du réel et relèvent d’un jugement scientifique. Mensonge et sincérité appellent plutôt un jugement moral. On condamne la tromperie et on fait l’éloge de la franchise. Nous avons donc affaire à deux couples de notions qui décrivent des réalités de nature différente. Cette confusion qui nous conduit à considérer la vérité comme l’opposé du mensonge semble donc clairement sans aucun fondement.Pourtant, cette confusion est si courante qu’il y a de quoi s’interroger. D’autant que le langage ordinaire persiste et signe dans le brouillage des frontières. Le contraire de la vérité est en effet la fausseté mais cette dernière, comme on le sait, désigne autant le caractère de ce qui est erroné qu’une attitude hypocrite et manipulatrice qui manifeste bien une absence de sincérité. Quelqu’un à qui on ne fait pas confiance, on dit bien de lui qu’il est « faux »  Cette confusion persistante peut-elle nous apprendre quelque chose ? C’est ce que nous aimerions examiner. N’aurait-il pas, en effet, parfois quelque chose de faux dans la sincérité ? Et inversement, n’y aurait-il, dans certains cas, une profondeur et vraie humanité dans le mensonge ?L’ambivalence du mensonge et de la sincérité. La morale commune considère habituellement que la sincérité est une qualité et le mensonge un défaut tout à fait détestable. Il y a de très bonnes raisons à cela. Encore faut-il faire bien attention à ce qu’une conception erronée de la franchise ne conduise pas à des discours irréfléchis. Etre sincère, c’est dire ce que l’on pense certes mais comme le soulignait Montaigne[i], en son temps : «  Il ne faut pas tout dire, car ce serait sottise. » On connaît tous des personnes qui disent tout ce qui leur passe en tête et c’est souvent pénible, parfois blessant, toujours un peu ridicule. La logorrhée, l’absence de retenue et de pudeur, voire une  agressivité du propos mal contrôlée montrent que la sincérité pour rester une qualité demande à être limitée et réfléchie. Elle ne consiste pas à dire tout ce que l’on pense mais plutôt à penser vraiment tout ce que l’on dit. Si on constate parfois avec honte que nos paroles ont dépassé notre pensée, c’est que la vraie sincérité ne doit pas être confondue avec ces discours que nos passions en général et, une spontanéité mal inspirée, en particulier, nous font tenir de façon dommageable.Montaigne ajoutait : «  Il ne faut pas dire tout ce que l’on pense car ce serait sottise : mais ce que l’on dit, il faut qu’il soit tel qu’on le pense, autrement c’est méchanceté. » L’absence de sincérité est donc pour lui condamnable. Le philosophe Emmanuel Kant va également dans ce sens : «  La plus grande transgression du devoir de l’homme envers lui-même comme être moral (…) est le contraire de la véracité : le mensonge. [ii]» affirme-t-il. « Tu ne mentiras point ! » est présenté comme un impératif absolu. Un devoir moral inconditionnel. Cette position intransigeante ne manque pas de panache. Elle est d’ailleurs partagée par beaucoup. Cependant une telle posture morale pose problème. Dans certaines situations, il est préférable de mentir plutôt que de dire la vérité. Quand un individu poursuivi par des forces de l’ordre mal intentionnées dans une dictature impitoyable, se réfugie dans votre maison, faut-il avouer aux poursuivants par souci d’être sincère, qu’il s’est caché chez vous ? Kant estime c’est un devoir absolu en toute circonstance d’éviter le mensonge. Si on ne veut pas dénoncer la personne qui fuit les persécutions, il suffirait, estime-t-il, de refuser de répondre. On se doute bien que cette attitude silencieuse n’est pas protectrice car elle revient à signaler indirectement la présence du fuyard. Le mensonge semble alors la solution la plus acceptable moralement. La sincérité ne peut ainsi être un devoir absolu dans un monde où le mal et la violence sont bien présents. Il arrive en effet que deux impératifs moraux rentrent en conflit. C’est bien le cas dans la situation que nous venons de décrire. Et il faut savoir alors relativiser la valeur de la sincérité, faire passer avant elle le devoir supérieur de protéger une vie humaine et refuser ainsi d’être complice d’une persécution injuste. La sagesse pratique à laquelle il semble indispensable de faire appel ici consiste à éviter le pire et à faire au mieux. Elle s’oppose à l’intransigeance de la morale du devoir absolu qui croit que nous vivons dans le meilleur des mondes possibles. Faire de ses principes moraux l’alpha et l’oméga de l’éthique sans tenir compte des situations concrètes parfois dramatiques qui se présentent à nous est même immoral. Vladimir Jankélévitch à la lumière des tragédies du XXème siècle, prend clairement partie sur cette question. Il déclare ainsi : «  Malheur à ceux qui mettent au-dessus de l’amour, la vérité criminelle de la délation. Malheur aux brutes qui disent toujours la vérité.[iii] »  Valoriser la franchise et se méfier des menteurs n’exclut pas qu’il arrive, on vient de le voir, dans certains cas que la sincérité soit criminelle et le mensonge salutaire. Pour corriger alors ce qu’il peut y avoir de faux dans la franchise et faire apparaître ce qu’il y a de vrai humainement dans le mensonge, nous avons le remède d’une sensibilité morale avec, par exemple, ces scrupules[iv] qui nous avertissent de la complexité des situations et savent nous détourner des positions de principe qui sont souvent aveugles au tragique de l’existence.Au-delà de la sincérité et du mensonge : la lucidité et l’inconscient ? Sincérité et mensonge, ont un rôle à tenir aussi dans la conscience de soi. On croît parfois que l’expression sincère de nos pensées permet d’accéder immédiatement à notre vérité personnelle. On fait de la spontanéité et de la franchise les moyens d’être authentiquement soi-même.  Se réaliser consisterait à suivre les indications qu’on peut tirer des états d’âme et pensées auxquelles notre conscience nous donne accès de façon privilégiée.A vrai dire, force est de constater que la lucidité implique un travail sur soi qui la distingue de la simple sincérité. La sincérité dont on attend parfois qu’elle soit éclairante peut être finalement trompeuse. On constate, en effet, qu’on peut se raconter des histoires, se cacher des vérités et même se mentir à soi-même. C’est le cas dans la mauvaise foi. Mais aussi dans certaines formes de déni qui apparaissent quand quelque chose nous semblent insupportable ou encore incompatible avec l’idée qu’on se fait de soi-même et des relations que nous avons aux autres et, de façon générale ou encore avec la conception de ce qu’une personne humaine devrait être. Si la lucidité nous paraît si précieuse, c’est qu’elle réside dans le courage de voir les choses telles qu’elles sont. La sincérité ne permet pas toujours d’y arriver. La lucidité cherche ainsi à unir sincérité et vérité : elle est la force morale qui cherche à nous éclairer sur la réalité humaine et à dissiper tout cet imaginaire dans lequel nous nous complaisons, même quand cela est difficile.Parmi les obstacles qui font parfois de la sincérité une ennemie de nos aspirations les plus profondes, il y a le fait aussi qu’une bonne partie de nos pensées nous échappent. Tout un versant de notre personnalité qui s’est construite pendant notre enfance où nous avons intériorisé un certain nombre de scénarios, de représentations et de sentiments, nous reste inconnue. C’est ce que Freud appelle l’inconscient. Si on accepte cette hypothèse, on comprend mieux que la sincérité qui s’appuie en toute confiance sur les informations incomplètes de la conscience, puisse être fallacieuse. On constate parfois, non sans regret, que certaines décisions prises en toute spontanéité ne correspondent finalement pas du tout à ce que nous désirons vraiment. Nous jouons parfois sur la grande scène du monde, sans nous en apercevoir, des personnages bien éloignés de notre vraie personnalité.Seule la lucidité rend possible l’accès à une plus grande authenticité où l’on tente de ne plus se raconter d’histoire. Mais cela suppose efforts, retour sur soi, mise à distance de ces affects et de certaines représentations, patience et courage. Enfin, considération qui a toute son importance, ce serait se mentir que de croire qu’il existe une vérité personnelle posée une fois pour toute. Aussi quand on a le sentiment de s’être enfin trouvé, mieux vaut continuer à avancer et à chercher, si on ne désire pas se perdre.Didier GuilliometRéférences musicalesCapitol K :  Pillow, City, God Ohm, morceaux tirés de l’Album : Island row (2005)   [i] Montaigne : Essais[ii] Kant : La métaphysique des mœurs, Doctrine de la vertu.[iii] Vladimir Jankélévitch : Traité des vertus. La sincérité.[iv] Voir sur ce sujet l’ouvrage d’Eric Douchin : Scrupules et conscience morale. Ed. de L’harmattan, 1995.
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L'Instant Philo : L'imprévisible

L'imprévisible Texte de l'émission : L’imprévisible               « L’instant Philo »                  Emission du dimanche 24 janvier 2021S’il y a quelques temps on nous avait annoncé qu’une épidémie mondiale changerait profondément les habitudes de tous les hommes sur terre, imposant un peu partout des confinements stricts, des couvre-feux et ralentissant l’ensemble des activités, nous aurions considéré qu’une telle affirmation relevait davantage d’un bon scénario de science-fiction ou d’anticipation – digne de la série Black Mirror – qu’à une prévision sérieuse de l’avenir proche. Mais l’improbable est devenu réel. L’histoire est pleine de ces coups de théâtre que personne n’avait vu arriver et qui changent durablement la donne. L’imprévisible laisse partout son empreinte sur les événements humains. Jusque dans nos existences individuelles, le hasard d’une bifurcation fait parfois tout changer, pour le meilleur comme pour le pire. L’imprévisible peut en effet constituer une véritable aubaine. Il est clair qu’une existence où tout serait prévu d’avance et sous contrôle aurait de quoi susciter l’ennui, voire même un certain effroi. Reste qu’en ce moment, l’imprévisibilité se fait oppressante : avec les incertitudes liées à l’épidémie, combien de projets restent lettre morte ? Comment planifier même dans un avenir proche ce que nous envisagions auparavant avec l’insouciance de ceux qui avaient pris l’habitude de compter sur la stabilité des choses ? Trop d’imprévu condamne à une certaine impuissance et nous arrime à un présent sans grande perspective de réjouissances. Sommes-nous donc condamnés à voir apparaître une bonne partie des événements dans nos existences comme des silhouettes étranges et fantomatiques qui surgissent de la brume sans qu’aucun indice, ni signe ne les aient annoncé? Une chose est certaine : ouvrir quelques pistes de réflexion sur cet imprévisible qui occupe actuellement une plus si grande place dans nos vies, semble bien utile.  Imprévisibilité, imprévoyance et responsabilité.On surestime peut-être la puissance de l’imprévisibilité. Cela fait quelques années par exemple que les scientifiques estiment qu’une des menaces à prendre très au sérieux pour l’ensemble l’humanité, ce sont les épidémies. Quelques-unes ont déjà causé bien des ravages. Les zoonoses, ces infections qui se transmettent de l’animal à l’homme sont à l’origine de près de 75% des maladies émergentes. Après le S.R.A.S, la maladie de Creutzfeldt Jakob, le virus Ebola, l’apparition de la covid 19 n’est donc pas totalement surprenante. Avec du recul, on estime que bien des événements qui nous ont d’abord déconcerté étaient en partie prévisibles. Mais peut-être y-a-t-il une sorte d’illusion de l’après-coup qui nous fait estimer rétrospectivement plus conscients que nous l’étions ? Une chose est certaine : la cause déclenchante ainsi que l’aspect concret des événements prévus restent imprévisibles. Ces remarques nous conduit à nous demander : pourquoi, s’il était envisageable de prévoir une menace épidémique, n’avons-nous rien prévu pour amortir le choc – voire pour éviter la catastrophe dont nous savons qu’elle est liée à une expansion déraisonnable du territoire occupé par l’humain au nom du profit, qui nous place en promiscuité avec des animaux sauvages pouvant nous transmettre diverses maladies ?On remarque d’abord que dans la formule : « pourquoi si une pandémie était prévisible, n’avons-nous rien prévu ? » le verbe « prévoir » a deux sens différents. L’un désigne une connaissance qui trouve sa forme achevée dans  la prévision scientifique. Prévoir, c’est connaître de façon assurée le futur. Par exemple, tout le monde sait que quelques mois après la douceur et l‘abondance de l’été, l’hiver arrivera avec ses difficultés. Dans la célèbre fable de La Fontaine, « La cigale et la fourmi », la Cigale en fait l’expérience qui,                                      « ayant chanté tout l'été,   Se trouva fort dépourvue   Quand la bise fut venue. »                                     Le second usage du verbe « prévoir » renvoie à l’attitude prudente découlant de la connaissance du futur qu’on nomme la prévoyance. L’attitude prévoyante consiste à préparer, en prévision d’une période de disette, des provisions. La fourmi de la fable applique à la lettre la formule du philosophe Auguste comte : « Science, d’où prévoyance ; prévoyance, d’où action ». La cigale n’ignore pas qu’elle devrait travailler à préparer la période hivernale mais elle n’a pas le courage de passer à l’action et préfère danser tout l’été. La fourmi, qui n’est pas prêteuse, a beau jeu alors de dénoncer sa paresse et son inconséquence,                  « Que faisiez-vous au temps chaud ?   Dit-elle à cette emprunteuse.   Nuit et jour à tout venant   Je chantais, ne vous déplaise.   Vous chantiez ? j'en suis fort aise :   Et bien ! Dansez maintenant. »Au demeurant, la fourmi n’est pas si sage que cela. Elle oublie de considérer qu’une chose est évidemment prévisible : notre existence aura un terme. Notre mortalité nous rappelle qu’il ne s’agit pas seulement de sécuriser notre avenir en accumulant des biens mais qu’il s’agit aussi de jouir au mieux du présent avant que la dernière heure arrive. La cigale est, sur ce point, plus prévoyante que sa trop sérieuse voisine. Enfin, la question : « Pourquoi si une pandémie était prévisible, n’avons-nous rien prévu ? » est aussi un reproche plus particulièrement adressé à nos dirigeants. Cela peut être justifié. Mais cela peut aussi manifester notre tendance à réduire la sphère de l’imprévisible pour agrandir le champ de la responsabilité humaine. Nous aimons l’imprévisible quand il est synonyme d’aventure et d’ouverture. Parce que c’est fun ! Nous le détestons et parfois même nous rejetons son existence quand il apporte malheur. Quand les choses se mettent à dysfonctionner, nous faisons comme si tout ce qui arrive était la conséquence d’une intention humaine : «  tout cela a été planifié ! »  ou du moins, l’effet d’une négligence. « Ils savaient et ils n’ont rien fait ! » Nous sommes parfois, à tort ou à raison, des fourmis prêtes à culpabiliser les cigales qui nous gouvernent et à estimer que l’imprévisible n’est rien d’autre qu’une bien mauvaise excuse dont nous ne sommes pas du tout dupes. Prévision scientifique, divination et imprévisibilité du futur.Pour pouvoir mieux discerner ce qui relève d’une imprévoyance coupable et ce qui ressortit d’une réduction irrationnelle du domaine de l’imprévisible, il est nécessaire d’approfondir nos analyses. Prévoir signifie littéralement voir avant. Avant quoi ? Avant que cela n’arrive. Prévoir consiste à voir dès maintenant le futur comme s’il était déjà arrivé. Autant dire que la prévision semble dérégler la logique habituelle du temps. Saint Augustin dans Les confessions explique ainsi que prévoir, c’est rendre présent le futur. Il parle notamment des pratiques divinatoires qui consistent à lire dans les entrailles d’une bête ou encore des prophéties dans La Bible. Au demeurant, il est conscient que ces prédictions divinatoires sont diversement fiables car elles ne rendent pas du tout compte de l’enchainement de causes et d’effets qui conduit au futur qu’elles annoncent. Quand Œdipe dans la tragédie éponyme de Sophocle apprend la prophétie selon laquelle il va tuer son père et épouser sa mère, comment le destin va le mener à cet avenir reste totalement imprévisible à ses yeux. C’est pourquoi il sera amené à accomplir cette prophétie précisément en essayant de la déjouer. La prévision scientifique dont parle également Saint Augustin, est bien plus assurée car elle rend compte de l’enchaînement des causes qui aboutissent à un événement futur. Et il est vrai qu’en astrophysique, on peut calculer avec précision quand la comète de Halley reviendra près de la terre grâce à l’ensemble des paramètres que nous possédons pour connaître avec certitude sa trajectoire.Pour autant, souligne Saint Augustin, on ne voit jamais le futur lui-même qui, par définition, n’est pas encore. « On voit ses signes ou ses causes qui font partie du présent et qu’on interprète » écrit A. Comte6Sponville dans son Dictionnaire philosophique (article « Prévision ». Le futur en tant que tel se caractérise donc par son  imprévisibilité : il nous reste invisible et nous n’en apercevons à travers le voile d’ignorance qui nous en sépare que ce que le présent nous en montre. Comme nous n’aimons guère ce qui échappe à la maîtrise de notre intelligence, une telle thèse nous semble difficile à saisir. Nous préférons habituellement peindre la nouveauté aux couleurs de l’ancien.Conclusion L’imprévisible est donc une réalité qui bouscule la maîtrise de nos emplois du temps, met en échec notre obsession de toujours trouver un responsable et nous conduit à questionner notre intelligence et notre rationalisation du monde. Mais, il ne faut pas, pour autant qu’il serve d’excuse au déni irrationnel de ce qui est prévisible. L’imprévisible ne doit pas occulter les devoirs qui découlent de certaines prévisions scientifiques inquiétantes.  Tout n’est certes pas prévisible. Et la liberté humaine est habituellement désignée comme un des facteurs qui font qu’il y a de l’aléatoire et de la contingence dans l’histoire tant il est vrai que nos parcours de vie ne peuvent pas être calculés comme peuvent l’être les trajectoires des comètes. Mais ce que l’on prévoit scientifiquement du futur devrait nous inviter à des politiques prévoyantes et responsables. Ainsi face aux prévisions du G.I.E.C. sur le climat ou de l’O.M.S. sur les maladies émergentes, nous devrions être moins cigales irresponsables et hédonistes mais aussi moins fourmis qui accumulent biens et profits. La cigale compte sur les autres et sur sa bonne étoile. La fourmi pense que ce qu’elle a accumulé devrait lui permettre de toujours s’en sortir. Ce qui semble hélas probable, c’est que les intérêts égoïstes continuent d’aveugler sur les périls de notre époque. Après moi, le déluge ! C’est là qu’on se prend à rêver que l’humanité devienne positivement imprévisible et qu’elle use enfin de sa liberté et de son jugement pour s’attaquer aux défis écologiques et préparer un bel avenir aux générations futures.  Référence musicale utilisée dans cette émission radio : les morceaux  « Vendetta » et « Investigation above a citizen beyond suspicion » dans l’album The director’s cut (2001) du groupe  Fantomas qui reprend à sa façon des musiques de film composées par Ennio Morricone.
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L'Instant Philo : Tolérance et laïcité

Tolérance et laïcité :Illustration Tableau d'Edouard Débat-Ponsan qui décrit après la saint Barthélémy, la sortie de Catherine de Médicis à la porte du LouvreTexte de l'émissionTolérance et laïcité                                                                     Les religions ont une face glorieuse : elles ont été civilisatrices, elles ont nourri l’esprit des hommes, inspiré des œuvres marquantes dans tous les domaines de l’art et ont permis de faire advenir de grandes choses dans l’histoire. Mais elles ont aussi une face obscure qui peut légitimement nous faire très peur.Toutes les religions, sans exception, peuvent en effet sombrer dans le fanatisme et la violence. Les exemples ne manquent pas.  Si nous désirons avoir une description à charge de tout ce que le christianisme a pu inspirer comme actions violentes, obscurantistes et liberticides, la lecture du Traité sur la tolérance de Voltaire est édifiante. L’Islamisme – déformation intégriste et assez récente de l’Islam qui s’inspire notamment des écrits de Sayeb Qotb1 - impose dans certains pays des normes de comportement parfois assez délirantes et une morale sexiste et violente : les libertés et l’égalité sont évidemment malmenées. On sait également que partout dans le monde, des individus se réclamant de cette mouvance commettent des meurtres et des massacres. En France, dernièrement un professeur d’histoire-géographie et des fidèles dans une église catholique ont été tués dans des conditions d’une rare brutalité. A Kaboul en Afghanistan, des islamistes ont tiré à bout portant il y a une dizaine de jours de cela sur des étudiants qui avaient le tort d’aller s’instruire. Au Cameroun, au Tchad et au Nigéria, les fanatiques de Boko Haram – mouvement extrémiste dont le nom signifie «  l’éducation est péché » - ont fait déjà plus de 30 000 victimes depuis 2009 dans cette partie de l’Afrique. Il est clair aussi, dans un autre genre, qu’un film comme Kadosh d’Amos Gitaï montre que les formes intégristes du judaïsme n’ont rien à envier aux autres formes d’extrémisme religieux. Enfin, pour compléter ce rapide tour des horreurs humaines, on sait qu’en Birmanie actuellement les Rohingyas sont persécutés, peuple qui a le tort aux yeux des intégristes bouddhistes d’être différents et traditionnellement de confession musulmane. Inutile de multiplier à l’infini les exemples, on le voit les croyances religieuses peuvent faire peser des menaces très concrètes sur les libertés,  la paix civile, la justice et l’égalité entre citoyens. Tolérance et laïcité constituent les deux grandes réponses politiques à ces menaces. Elles sont toutes deux, des dispositifs qui cherchent à garantir une cohabitation pacifique d’individus ayant des options spirituelles différentes au sein d’une société libre et juste. Il paraît indispensable en ces temps troublés et confus de nous pencher sur leur sens profond et leur valeur irremplaçable.  Qu’est-ce que La tolérance ?                 Pourquoi la tolérance ? Rappel historique. La nécessité de la tolérance se fait sentir lorsque plusieurs croyances – au moins deux – s’affirment et finissent par entrer en conflit au sein d’une société. En Europe, l’affichage de 95 thèses à Wittenberg le 31 octobre 1517 par un moine augustin nommé Martin Luther, point de départ du protestantisme, va conduire à des affrontements sanglants entre catholiques et protestants. L’édit de Nantes signé par Henri IV en 1598 est un édit de tolérance. Il visait à pacifier en France qui a connu les massacres de la Saint Barthélémy les relations extrêmement tendues entre catholiques et protestants. Avec l’édit de Versailles de 1787, autre « édit de tolérance », Louis XVI redonne aux Huguenots des droits et une protection qu’ils avaient perdus.  Quelques éléments de définitionTolérer, on le voit dans ces exemples, 1) c’est accepter toujours avec une certaine réticence finalement d’autres pratiques religieuses – souvent en conservant une religion officielle qui peut de nouveau vouloir s’imposer à tous comme le montre la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV. 2) La tolérance est donc le fait du Prince : elle est accordée ou refusée selon son bon vouloir. Elle ne protège que temporairement. L’épée de Damoclès des persécutions pèse toujours sur les croyances minoritaires. 3) Enfin, il existe des versions différentes de la tolérance qui montrent qu’il s’agit d’un dispositif politique très conjoncturel. La tolérance est  restreinte quand elle accepte certaines options spirituelles et en rejettent d’autres. John Locke dans sa Lettre sur la tolérance qui est une réaction à la révocation de l’édit de Nantes, estime ainsi que la tolérance de l’église anglicane ne doit pas concernée les catholiques – qui font obédience à un autre chef d’Etat que le souverain de Grand Bretagne – ni les athées car, dit-il, on ne peut accorder foi à ceux qui n’ont pas foi en Dieu. Mais il existe aussi heureusement une tolérance au spectre plus large. Le philosophe Pierre Bayle estime ainsi qu’un Etat doit tolérer toutes les options au sujet de la religion, y compris l’athéisme.  On retiendra de toutes ces considérations que la tolérance cherche à permettre de façon conjoncturelle et parfois assez arbitraire une coexistence pacifique de différentes religions au sein d’une même société. La tolérance présente déjà l’immense avantage d’éviter bien des violences et des injustices mais cette réponse politique, on l’a vu, a ses fragilités et ses limites.Qu’est-ce que la laïcité ?                                  1) Généralités La laïcité a également une fonction de pacification d’une société civile dans laquelle des religions différentes doivent cohabiter. Elle va dans la même direction que la tolérance. Et même plus loin car elle est un dispositif politique plus complet. Historiquement, la laïcité est un principe qui a pu s’incarner dans la constitution de divers pays, y compris ceux où les citoyens sont majoritairement musulmans – dans la Turquie de Kemal Ataturk ou en Syrie et en Irak avec le parti Baas.La loi de 1905En France, la laïcité est définie par la loi de 1905, dite loi de séparation des Eglises et de l’Etat dont le premier article est le suivant : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. » On remarque que le texte ne parle pas de liberté religieuse mais de « liberté de conscience ». Cette dernière vaut pour les croyances mais aussi pour les options philosophiques comme l’athéisme. La laïcité diffère ainsi de la forme restreinte de la tolérance.La laïcité n’est pas l’athéismeEnfin, conformément à l’idéal de la liberté de conscience, cet article précise que la laïcité « garantit le libre exercice des cultes » : elle ne les interdit pas. C’est un contresens de confondre laïcité et athéisme. Les états laïcs ne peuvent être assimilés, sans une grande mauvaise foi – c’est le moment de le dire ! – à ces Républiques socialistes soviétiques qui, à une époque ont imposé l’athéisme et persécuter les religions. La laïcité, au nom de la liberté de conscience, donne tout loisir de croire ou de ne pas croire aux citoyens à condition que ces derniers respectent la loi civile et lui accordent la priorité sur la loi religieuse dans l’espace public. Ni athéisme d’état, ni religion officielle.Les libertés et les obligations de la société civilePour assurer la liberté de conscience », la république se doit de rester dans la neutralité face à la question religieuse. Cette neutralité de la part de l’Etat et de ses fonctionnaires ne s’applique pas toutefois à la société civile qui ne serait sinon plus libre. Les citoyens ont évidemment la liberté d’exprimer et d’affirmer leur attachement à telle ou telle conviction, qu’elle soit politique, religieuse ou philosophique, à condition que cela se fasse dans le strict respect de la loi civile et sans troubler l’ordre public. La République française garantit et protège la liberté de culte mais également la liberté d’expression de tous ceux qui estiment que la croyance religieuse est une illusion.La séparation des Eglises et de l’Etat est donc un bon antidote contre le fanatisme religieux de tout poil. Avec la laïcité - et c’était déjà, en partie, le cas avec la tolérance - les religions se purgent en effet du désir de dominer et de s’imposer à tous et de régir les mœurs de toute une société. Les religions évitent ainsi de s’enfermer dans une mentalité plus obsédée par la maîtrise des êtres humains et des choses terrestres que par la spiritualité et le perfectionnement personnel. La séparation des Eglises et de l’Etat serait ainsi comme un divorce réussi - et même providentiel ! - où ceux qui ne faisaient pas bon ménage et s’empêchaient mutuellement de s’épanouir, trouvent, sans nuire à l’autre, enfin leur voie.Didier GuilliometRéférences musicales :  Jean-Sébastien Bach : Ich zu ruf die herr Jesu Christ                                                                                                      Jan Dismas Zelenka : Les lamentations du prophète Jérémie Bibliographie indicative :  John Locke : Lettre sur la tolérance (1686) et autres textes, trad. Jean Le Clerc. Flammarion, 1992.Catherine Kintzler : Qu’est-ce que la laïcité ? Ed. Vrin, 2007.Paul Ricœur : «Tolérance, intolérance. Intolérable" in Lecture 1 : Autour du politique, seuil, 1990.Spinoza : Traité de l’autorité politique, § 5, trad. par Madeleine Francès, in Œuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, 1954.
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L'Instant Philo : La recherche du bonheur

La recherche du bonheurLa recherche du bonheur     « L’instant philo », émission du dimanche 18 octobre 2020 « Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception ; quelques différents moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous vers ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre et que les autres n’y vont pas est ce même désir qui est dans tous les deux, accompagnés de différentes vues. La volonté (ne) fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes. Jusqu’à ceux qui vont se pendre. »[i]                                                           Cet extrait tiré des Pensées de Pascal souligne diverses choses de façon frappante. Tout d’abord, la recherche du bonheur est la chose au monde la mieux partagée. Personne n’échappe au désir d’être heureux – même les gens les plus désespérés. Ensuite, cette recherche peut prendre des figures très différentes et même paradoxales : carrière militaire, vie de libertinage, vocation religieuse et même suicide. Cet aspect mortifère de la recherche du bonheur que Pascal se plaît à souligner tient à sa croyance religieuse : toute vraie satisfaction nous échappe sur terre qui est la vallée des larmes pour les humains marqués par le péché originel. Le vrai bonheur est en Dieu dans l’au-delà : quiconque croit pouvoir l’atteindre ici-bas se condamne à une grande déception, voire au désespoir.Si on écarte cet acte de foi bien pessimiste dont l’examen rationnel d’une question ne peut se satisfaire, ce que l’on peut retenir dans ce texte, c’est qu’il n’y a pas une formule unique du bonheur, ni, par conséquent, de chemin tout tracé pour y arriver. La recherche du bonheur est une affaire éminemment subjective et personnelle. Emmanuel Kant note dans La Critique de la Raison Pratique : "Ce en quoi chacun doit placer son bonheur dépend du sentiment particulier de plaisir et de peine que chacun éprouve ; bien plus, dans un seul et même sujet, ce choix dépend de la diversité des besoins suivant les variations de ce sentiment"Toute démarche pour accéder au bonheur est donc une vraie aventure singulière qui demande à chacun de bien savoir ce qu’il est, ce qu’il veut et ce qu’il peut en fonction de la situation concrète dans laquelle il est placé. D’où les hésitations multiples que nous avons sur la marche à suivre. Pourtant, personne visiblement ne renonce à ce bonheur mal défini dont la présence à l’horizon peut illuminer toute notre existence d’un soleil trompeur.  Quand on part à la recherche du bonheur, ne sommes-nous pas en train de nous engager dans une entreprise finalement hasardeuse ?Une conception du bonheur bien propre à rendre malheureux. Le chemin qui mène au bonheur n’est pas facile à trouver et, il est parsemé d’embûches et de chausse trappes. Il y a en effet des représentations du bonheur qui, si nous les prenons pour argent comptant, sont bien propres à  nous rendre malheureux, tant il est vrai que ce que nous avons en tête finit par avoir une grande influence sur ce que nous vivons.Prenons, la définition du bonheur proposée par Emmanuel Kant : «  Le bonheur, écrit-il, est l’état dans le monde d’un être raisonnable à qui, dans tout le cours de son existence, tout arrive selon ses souhaits et sa volonté. »A première vue, cette conception du bonheur semble acceptable. Quand dans notre vie, tout se passe selon nos désirs, nous sommes effectivement heureux. Inversement, être malheureux, c’est souffrir de ce décalage parfois cruel entre ce que l’on désire de l’existence et ce qu’elle finit par nous offrir.Force est de constater, toutefois, que Kant avance une représentation maximaliste du bonheur comme satisfaction totale tout le temps de tous nos désirs. Il accorde avec une certaine honnêteté que la conception du bonheur qu’il défend est un idéal de l’imagination. Mais il met la barre si haute que jamais nous ne serons en capacité de la franchir. Il est clair en effet que toutes nos aspirations ne peuvent pas être constamment exaucées. Kant nous condamne donc à ne penser au bonheur que sur le mode de ce que nous ne pourrons jamais atteindre de notre vivant. Il dévalue tout bonheur qui reste à hauteur de condition humaine. Il n’est pas difficile de reconnaître dans cette dépréciation des satisfactions terrestres le thème religieux déjà présent chez Pascal d’une existence ici-bas nécessairement entachée d’imperfection. Et le bonheur parfait dont Kant parle correspond finalement dans l’au-delà à l’état dans lequel celui qui le mérite moralement, est censé ne plus connaître ni frustration, ni contrariété mais pure et constante béatitude. Dieu pour le récompenser harmonise les aspirations subjectives de l’individu vertueux avec l’enchaînement objectif des événements qui lui adviennent.  En somme, la définition de bonheur proposée par Kant est celle du paradis ! Chasser la théologie de la philosophie et elle revient souvent par la petite fenêtre de la morale !Pourtant plutôt qu’à cet austère amour de la vertu, on associe habituellement le bonheur sur terre plus facilement à une relation amoureuse épanouissante.L’aspect paradoxal de la recherche du bonheurUne fois qu’on a distingué le bonheur du paradis, il faut faire attention à ne pas laisser notre désir d’être heureux nous conduire dans l’enfer de la jalousie et de l’envie. Nous désirons en effet être heureux parmi d’autres qui ont le même but. Aussi nous comparons-nous à eux et sommes tentés de jeter un regard sur ce qu’ils sont censés obtenir en terme de vraies et profondes satisfactions. Notre bonheur parait parfois bien pâle face à ce que nous percevons du leur ou à ce qu’ils veulent bien nous en montrer. Ainsi le bonheur des autres fait parfois notre propre malheur comme le malheur des uns peut faire le bonheur des autres. Il faut vraiment se méfier de cette représentation du bonheur tant préoccupé de ce que les autres sont censés vivre qu’elle éloigne de vivre selon sa propre subjectivité et ses propres goûts qui sont pourtant la condition même de toute vie vraiment satisfaisante.  «  Notre bonheur ne consistera jamais dans une pleine jouissance où il n’y aurait plus rien à désirer et qui rendrait notre esprit stupide mais dans un progrès perpétuel à de nouveaux plaisirs et de nouvelles perfections. » Telle est la conception réaliste, je crois, que  Leibniz (1646-1716) propose.Pour ce philosophe, le bonheur n’est pas un état durable mais un mouvement. Il n’est pas une plénitude statique dans lequel plus rien ne se passe mais un perfectionnement constant. Le bonheur est dynamique : il consiste « en un progrès continuel à de nouveaux plaisirs et de nouvelles perfections. » Tous ces caractères bien séduisants s’opposent clairement à la représentation statique que Kant se fait du souverain bien.                                                                           Leibniz va encore plus loin. Le contentement d’avoir atteint un but ne peut à lui seul nourrir un vrai bonheur – il faut lui adjoindre la jubilation qu’il y a de percevoir d’autres horizons que l’on va pouvoir explorer. C’est dire que le bonheur n’est pas totale et définitive satisfaction du désir car ce serait ennui et abrutissement ! Il se nourrit plutôt de la satisfaction qu’il y a à désirer de nouvelles expériences enrichissantes.  Le bonheur est plus du côté de l’aventure que dans la sécurité de celui qui est à l’abri du besoin et de la morsure du désir. Le bonheur ne réside pas tant dans la destination finale que l’on cherche à atteindre que dans tout le voyage qui nous y conduit. La recherche du bonheur cache donc une ressource secrète : celui du bonheur de la recherche elle-même. Confucius a une belle formule pour présenter cela : «  Tous les hommes pensent que le bonheur se trouve au sommet de la montagne alors qu’il réside dans la façon de la gravir. »Enfin, ce n’est pas parce qu’on a chassé les représentations pessimistes, maximalistes ou trop pleine de ressentiment et de jalousie qui ferment la porte à une satisfaction réelle, que le bonheur va se présenter nécessairement à nous. Il faut se souvenir que le bonheur est au sens étymologique « la bonne chance » ou « la bonne fortune » comme le mal –heur est « la mauvaise chance » et l’infortune. C’est dire que le hasard a son mot à dire en cette affaire où nous ne maîtrisons pas tout. On peut rechercher longtemps le bonheur sans qu’il se découvre complètement à nous, si la chance manque  de voir certains événements se réaliser et certaines rencontres se faire.Dans l’art d’être heureux, il y a donc aussi une façon de savoir ouvrir les yeux sur ce que la vie nous propose. Un des obstacles importants au bonheur est bien cette incapacité à distinguer dans une situation les promesses qui s’y trouvent. Un mendiant peut être un Dieu. Une petite pierre aux contours irréguliers un diamant. Le silence entre deux personnes le début d’une belle partition. Aussi faut-il savoir se rendre disponible et attentif à ce qui se présente et à ce qui se prépare, si on désire être une femme heureuse ou … comme le chante William Sheller, un homme heureux.                                                                                                                                                                     Références musicales :Générique : Van Der Graff Generator, “When she comes”, dans l’album World recordPeter Hammil : “In the end” dans l’album OverWilliam Sheller : « Un homme heureux », version en public accessible sur You tube  [i] Blaise Pascal (1623-1662) : Pensées (181). 
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L'Instant Philo : Pitié pour les animaux

« L’instant philo », émission du 20/09/2020                                       Pitié pour les animaux !                                 Introduction On a appris dernièrement, non sans une certaine stupéfaction, que depuis 50 ans près des trois quart des animaux sauvages ont disparu de notre planète. Le chiffre vient d’être fourni par le W.W.F., l’association australienne qui se préoccupe de la protection de la vie sauvage. Face à une telle hécatombe, on finit par parler d’une sixième extinction massive des espèces animales dont la particularité est d’être causée par une des espèces présentes sur terre : l’espèce humaine avec sa pétulante activité économique, son essor technologique, et sa démographie galopante.Les animaux d’élevage ne sont pas en meilleure situation, même s’ils ne sont pas menacés de disparition : élevage en batterie des poulets qui, devenus fous, finissent si leur bec n’est pas sectionné  par s’entretuer ou s’entredévorer, ferme gigantesque où bovins et porcs sont immobilisés et abrutis par des médicaments dans un univers concentrationnaire : les exemples de traitements cruels sont multiples. Heureusement, pourrait-on se dire, les animaux de compagnie, eux, ont au moins une vie agréable mais c’est oublier estime la philosophe Elisabeth de Fontenay, spécialiste de la question de l’animal, que «  la cruauté envers les bêtes est (…) une violence banale, quotidienne, légale : celle des atrocités non passibles de sanctions. »[i]Alors, même s’il existe quelques législations - en France, par exemple la loi de 1978 contre les actes de cruauté à l’égard des animaux - force est de constater que l’animal reste en droit un bien meuble, une chose qui appartient à un propriétaire humain qui peut en faire presque tout ce qu’il veut. Son statut juridique n’est pas vraiment protecteur. Par ailleurs, force est de constater que notre morale concerne principalement les relations entre humains. L’impératif : « tu ne tueras point ! » par exemple, ne s’est jamais appliqué aux animaux de façon spécifique : tout au cours de l’histoire, ils ont pu être ainsi chassés, sacrifiés et mangés.Alors face à cette insuffisance du droit et à l’habituelle limitation de nos devoirs moraux au cercle des humains, n’est-il pas souhaitable de cultiver cette pitié à l’égard des animaux qui seul, peut-être, peut nous conduire à mieux les protéger. En tout cas, rester indifférent aux traitements cruels infligés aux animaux et au recul spectaculaire de la biodiversité sur terre, semble difficile et peu souhaitable.Sens d’une pitié éprouvée pour les animaux selon Rousseau. La sensibilité joue un rôle indéniable dans le développement de notre personnalité morale, même si on sent bien qu’elle peut aussi nous égarer. La pitié éprouvée pour les animaux est un bon exemple de l’ambivalence et l’ambiguïté de ce qu’on peut nommer des sentiments moraux.Pour Jean-Jacques Rousseau, la pitié  est un élément constitutif de la psychologie morale. Et il estime que « la force de la pitié naturelle » est telle que les mœurs les plus dépravés ont encore peine à la détruire. Comment définit-il la pitié ? En  l’homme naturellement « il y a – écrit-il -  un principe qui tempère l’ardeur qu’il a pour son bien-être par la répugnance innée à voir souffrir son semblable. »Quel rapport, me direz-vous, avec les animaux ? C’est que l’homme est ému non seulement par la souffrance de ces congénères mais aussi par celle des animaux qui lui ressemblent de quelque façon. Le sentiment de pitié déborde ainsi le cadre de l’humanité et s’étend aussi sur les animaux comme les chiens, les vaches ou les singes dont on sait percevoir les émotions et les ressentis. Pour Rousseau, la pitié constitue donc un frein naturel à la dureté de l’égoïsme, aux excès et aux cruautés dans lesquels l’homme pourrait tomber notamment dans son commerce avec les bêtes. La pitié, la modestie et l’humilitéCette pitié révèle également, de façon sensible, aux yeux de notre philosophe, une sorte de connivence tacite entre différentes espèces animales. Rousseau se fait ainsi l’écho des réflexions de Montaigne qui déclarait dans Les Essais. «  … quand je rencontre, parmi les opinions les plus modérées, les discours qui essaient à montrer l’étroite ressemblance de nous aux animaux et combien ils partagent nos plus grands privilèges : et avec combien de vraisemblance on nous les associe : certes j’en rabats beaucoup de notre présomption : et me démets volontiers de cette royauté imaginaire, qu’on nous donne sur les autres créatures. » Pour Montaigne, la première leçon qu’on tire de la pitié éprouvée pour ces animaux semblables à nous est de modestie. On croit communément qu’on se met en position de supériorité par rapport à celui sur lequel on s’apitoie – et cela conduit à penser ordinairement qu’il vaut mieux faire envie que pitié ! Pourtant, la pitié à l’égard des animaux est une façon de nous faire tomber de notre prétendue supériorité qui nous fait croire que les animaux sont si différents de nous.Montaigne va encore plus loin que Rousseau dans la complicité entre les vivants. Il estime en effet qu’il y a  « un certain respect, qui nous attache, et un général devoir d’humanité, non aux bêtes seulement, qui ont vie et sentiment, mais aux arbres mêmes et aux plantes. » Et il ajoute :« Nous devons la justice aux hommes et la grâce et la bienveillance aux autres créatures, qui peuvent la recevoir.»C’est dire que la pitié, quand on se laisse porter par elle, nous invite à un accueil plein d’humanité des vivants non humains. Elle est ainsi leçon d’humilité. L’humilité, en effet, qu’il faut distinguer de la modestie, est un terme formé à partir de « humus » qui, en latin, signifie la terre. Force est de constater que la pitié pour les animaux, manifestation du sentiment de connivence à l’égard de l’ensemble des êtres naturels, nous replace dans notre condition de simple terrien. Elle nous ramène sur terre. Elle nous rappelle que nous sommes enracinés sur cette planète dans une biosphère en compagnie de tous ces vivants avec lesquels nous partageons une origine commune. Les animaux qui nous apitoie nous ressemblent mais, nous aussi, nous leur ressemblons : c’est ainsi que la pitié nous renvoie à notre animalité, à notre corporéité et à notre mortalité.Quelles sont les limites de ce sentiment moral très particulier ? La  pitié envers la souffrance animale présente toutefois un gros défaut : celui d’exclure de notre attention les animaux qui ne nous ressemblent pas. Bernard de Mandeville dans La fable des abeilles le constate. Il écrit :  « je ne m’étonne pas que les hommes aient si peu de pitié pour ces créatures imparfaites que sont les écrevisses, les huîtres, les coques et tous les poissons en général. Ils sont muets, leur conformation intérieure comme leur forme extérieure sont très différentes des nôtres, leur expression nous est inintelligible : aussi n’est-il pas étrange que leur douleur n’affecte pas notre entendement puisqu’elle ne peut l’atteindre. »      La pitié ne suffit donc pas à protéger l’ensemble des animaux : elle doit donc être complétée par une réflexion générale dans laquelle même ces animaux qui nous laissent indifférents finissent par être pris en considération.            Un autre inconvénient majeur de la pitié est d’être un état affectif auquel s’oppose une autre tendance peu sympathique en l’homme : le goût de la cruauté qui se déchaîne parfois face à l’être le plus incapable de se défendre – au point qu’Elisabeth de Fontenay estime que « la cruauté envers les animaux est la chose du monde la plus partagée et la plus déniée ». La pitié a-t-elle la force de contrebalancer le penchant, chez l’homme, à la cruauté et à la domination ?Enfin, autre difficulté, la pitié, comme toute manifestation de la sensibilité, peut sombrer dans  l’irrationalité et même, pour ce qui la concerne, dans une certaine mièvrerie. Elle fait alors écran aux vrais problèmes de justice qui se présentent. Assurément, faut-il s’en méfier dans certains cas, car elle peut nous détourner des devoirs qui nous incombent et des tâches politiques à effectuer. Pour éviter cela, sans doute est-il nécessaire à la manière de Victor Hugo de conjuguer défense des animaux, souci de l’égalité et vision politique générale.Victor Hugo et la défense des animauxL’exemple de Victor Hugo, montre en effet qu’on peut être sensible à la souffrance animale et, en même temps, un homme profondément épris de justice, de progrès social et de solidarité avec les misérables.Défenseur de la révolution française et de la République, Victor Hugo fustigent aussi les pratiques cruelles à l’égard des animaux. Le poème intitulé sobrement : « Paris, juillet 1838 » décrit un charretier qui s’acharne sur un cheval qui croule sous son fardeau : la violence sur les chevaux très nombreux à Paris était un vrai problème au milieu du XIXème siècle car leurs propriétaires étaient parfois sans aucun scrupule, ni pitié. Une autre poésie La chouette pourfend ces pratiques de sorcellerie barbares qui conduisent à clouer les oiseaux de Minerve, parfois encore vivants, les ailes ouvertes, sur des portes. Victor Hugo révolté face à ces actes de cruauté qui restaient alors courants est allé jusqu’à déclarer :       « L’enfer n’existe pas pour les animaux, ils y sont déjà… ».Cette saine indignation est à l'origine de la loi Grammont de juillet 1850, première loi adoptée à l’assemblée nationale qui concerne la protection des animaux dont voici le texte : "Seront punis d'une amende de cinq à quinze francs, et pourront l'être d'un à cinq jours de prison, ceux qui auront exercé publiquement et abusivement de mauvais traitements envers les animaux domestiques. La peine de la prison sera toujours appliquée en cas de récidive".Victor Hugo montre ainsi que la présence en l’homme de cette pitié pour les animaux n’étouffe pas l’engagement contre les injustices dans les sociétés humaines, que cette compassion a bien toujours une valeur régulatrice qui peut contenir le goût humain, trop humain pour la cruauté, enfin que ce sentiment finit par produire des avancées législatives et des changements de mentalité. Les mœurs ont, en effet, bien évolué : nous sommes choqués actuellement par ces actes de barbarie relatés par la presse, pratiqués par un déséquilibré sur des chevaux en Normandie alors qu’au dix-neuvième siècle, les équarisseurs dépeçaient, sans précaution, les chevaux qui avaient fait leur temps, dans les rues mêmes de Paris !Conclusion Pour conclure, sans doute est-il utile de rappeler que l’espèce humaine est aussi une espèce animale sur laquelle on pourrait bien un jour finir par s’apitoyer tant il est vrai que malgré ses atouts, elle est en train absurdement de vider la planète de ces autres animaux qui assurent en grande partie sa survie et garantissent à tout le moins de vivre, non dans un sinistre désert de bitume et de béton mais dans un monde chatoyant dans sa biodiversité. Une telle irresponsabilité humaine fait pitié ! Mais, il est vrai, que ce n’est pas au sens où l’on déclare : pitié pour les animaux ! [i] Elisabeth de Fontenay : Sans offenser le genre humain. Réflexions sur la cause animale, Livre de poche, 2013. Références musicales : Pink Floyd : - “Seamus the dog”  dans l’album live UmmagummaPink Floyd : “Pigs” dans l’album Animals
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L'Instant Philo : Quelle définition de la nature pour une philosophie de l'écologie ?

L’instant Philo                                                                 Emission du 23 août 2020                                                                                                         Quelle définition de la nature pour une philosophie de l’écologie ? Face à la crise écologique, la pensée contemporaine est confrontée à un vrai dilemme. D’un côté, elle voit bien que sous le nom de nature, les hommes dans la culture occidentale se sont forgé des représentations qui parlent souvent plus de ce qui les préoccupe que de l’univers dans lequel ils sont objectivement placés. Faut-il dès lors déconstruire cette notion de nature et l’abandonner comme le suggèrent certains auteurs ? Mais, d’un autre côté, comment lutter efficacement pour la préservation de la nature si on renonce à donner quelque crédit à cette expression ? Il faut espérer alors qu’au-delà de l’opposition entre la nature naïvement idéalisée des anciens et l’image que s’en font les modernes qui estiment que la nature est vouée jusqu’à l’épuisement à l’exploitation et à l’extraction de ses ressources, une autre représentation plus réaliste surgisse. Une représentation qui permettrait d’envisager un rapport plus équilibré entre les hommes et leur planète et qui détournerait  l’humanité de ses fantasmes de domination pour la replacer dans l’ensemble des vivants.Des raisons de renoncer à cette notion de nature1) Une nature vulnérable ? En projetant sur la nature, lors de la naissance de la science moderne, notre désir de toute puissance, nous avons déréglé toutes nos relations au monde. Certaines erreurs de jugement finissent, en effet, parfois par produire dans le réel des dysfonctionnements majeurs – surtout lorsqu’elles concernent les conditions de la vie sur terre. C’est pourquoi chez quelques penseurs de l’écologie, une représentation de la nature affaiblie et vulnérable que les hommes doivent soigner et protéger est apparue. Tout se passe comme si la mère nature protectrice des anciens s’était, sous les coups de boutoir de la modernité qui l’a fait tomber brutalement de son piédestal, transformée en une vieille femme fragile qu’il faut aider à avancer dans l’existence. Les visions les plus catastrophistes donnent même le sentiment inquiétant d’être au chevet d’une nature agonisante. Inversement, l’homme, aveuglé qu’il est par ses fantasmes d’espèce dominante, semble se transformer en prédateur impitoyable. Et même, d’une certaine façon, en parasite peu conscient visiblement d’épuiser la terre dont il se nourrit.2) Anthropomorphisme et anthropocentrisme Mais, quand nous concevons la nature à la manière d’une mère nourricière ou d’une personne diminuée et vulnérable nous cédons à l’anthropomorphisme - cette tendance à donner systématiquement une forme humaine à ce qui n’est pas humain. Et en même temps dans cette représentation, quand on considère l’être humain comme un enfant docile, comme un exploitant sans vergogne ou encore comme un infirmier au chevet d’une patiente, non seulement il est situé à l’extérieur de la nature mais on lui confie également alors un rôle central.   Une doctrine alternative : Spinoza. S’il y a bien un penseur qui permet de lutter contre le dualisme – la conception selon laquelle le monde est divisé en deux domaines distincts : la société humaine d’une part, et la nature matérielle, d’autre part  - et de batailler contre l’anthropocentrisme - cette tendance narcissique de l’humanité à se placer toujours au centre, c’est bien Spinoza. Ce philosophe du XVIIème siècle propose en effet une doctrine alternative à celle de Descartes dont il connaît très bien la pensée. Et Spinoza assurément est une des grandes sources d’inspiration des contemporains qui cherchent à renouveler la conception de la nature.   Contre le dualisme tout d’abord, Spinoza pense la nature comme un grand tout dans lequel tout être vit, se développe et s’affirme. Deus sive nature. La formule latine peut être traduite ainsi : « Dieu et la nature c’est la même chose » – autrement dit ;  tout existe dans une unité irréfragable. La distinction par exemple entre corps et âme ne constitue pas, pour Spinoza, une différence de nature mais elle cache au contraire une vraie unité. Il estime en effet que l’âme n’est rien d’autre que l’idée du corps.[i]Cette unité profonde du réel a pour conséquence non seulement de récuser toute différence de nature entre les humains et les autres existants mais aussi de repousser avec force tout anthropocentrisme.«  L’homme n’est pas un empire dans un empire » rappelle Spinoza[ii]. Il n’existe qu’une réalité : la nature dont l’humanité fait partie intégrante. Aussi faut-il dénoncer comme faux tout récit qui placerait l’homme au centre de la création et qui exalterait son pouvoir et sa domination sur une nature qui lui serait complétement soumise. S’il reste pertinent et utile pour Spinoza de parler de législations politiques et de lois morales, il ne faut toutefois jamais oublier que ces réalités humaines relèvent comme toutes choses « des lois et règles universelles de la nature ».                                                                                                                                                 Enfin, Spinoza dans son œuvre principale L’éthique met l’accent sur une physique du corps[iii] ainsi que sur une vision dynamique du vivant défini comme un conatus. Ce terme latin de conatus désigne l’effort que font tous les vivants pour persévérer dans leur être[iv]. Spinoza n’adhère donc pas à la représentation d’une nature réduite à de la matière inerte mais il fait déjà un pas, en son temps, vers une démarche scientifique que, plus tard, un savant comme Lamarck appellera la biologie qui désigne littéralement la science du vivant[v]. Position contemporaine du problème.Actuellement, nombreux sont les penseurs de Bruno Latour[vi] à Philippe Descola[vii] en passant par Baptiste Morizot[viii] à suivre la voie ouverte par Spinoza d’une philosophie du vivant qui fait tomber la frontière entre culture et nature. Catherine et Raphaël Larrère dans un essai publié en 2018 : Penser et agir avec la nature propose une bonne synthèse de l’état de la question. J’aimerais lire deux extraits particulièrement éclairants de leur ouvrage. Le premier passage  montre que la vision actuelle de la notion de nature peut s’inspirer également de la pensée de Jean Jacques Rousseau. Voici l’extrait :«  A partir du moment où l’on comprend que nature et société ne sont pas étanches, une autre interprétation est envisageable qui lie au contraire les rapports à la nature et les rapports entre les hommes. Elle peut se réclamer (…) de Rousseau. Critique des rapports de domination entre les hommes, celui-ci prend bien soin de ne jamais présenter le rapport des hommes à la nature comme un rapport de domination. Au début de son ouvrage Emile ou de l’éducation, il reproche aux hommes leur tendance à « forcer » la terre à se plier à leurs désirs. » Dans son roman épistolaire : Julie ou la nouvelle Héloïse, « La maxime du jardin de Julie –  – «  la nature a tout fait mais sous ma direction » - est celle du pilotage, d’une collaboration, pas d’une domination. Dès lors, l’idée avancée au début du Contrat social selon laquelle un homme qui en opprime un autre ne peut être libre, est transposable aux rapports à la nature : comment pourrions-nous être libres dans une nature dominée ? »  Conclusion : Enfin, l’ouvrage de Catherine et Raphaël Larrère se terminent sur ces lignes  qui soulignent l’importance de l’écologie politique : « C’est au sein du dualisme occidental, celui de la nature et de la société, qu’ont d’abord été formulés les problèmes de philosophie environnementale. Tant qu’elle est restée prisonnière du dualisme, celle-ci s’est enfermée dans le conflit entre philosophie de la nature et philosophie de l’histoire. Sortir de ce conflit, ce n’est pas opter pour l’une ou l’autre philosophie, ni tenter une impossible synthèse mais bien élaborer une philosophie de l’action : comprendre l’agir environnemental comme un agir politique. »Assurément une des actions importantes de cette philosophie consiste à enseigner à l’humain à se replacer comme un vivant parmi tous les autres au sein de la biosphère dans le respect des écosystèmes et de la biodiversité. En somme, il faut inviter l’homme à « se décentrer » comme le chante fort bien Dominique A que nous allons maintenant écouter.     Références musicales de l’émission.                                                                                                                                                       Virgules musicales 1 et 2 extraites de l’album de Charles Mingus : The clown (1957)                                     Morceau final : Dominique A : « Se décentrer » tiré de l’album : Toute latitude (2018) [i] Spinoza : Ethique, Deuxième partie, proposition XIII.[ii] Spinoza : Ethique, troisième partie, préface.[iii] Spinoza, Ethique, deuxième partie, proposition XIII, scolie.[iv] Spinoza, Ethique, troisième partie, proposition VI à IX.[v] Jean-Baptiste de Lamarck : Recherches sur l’organisation des corps vivants, 1802.[vi] Bruno Latour : Où atterrir ? Comment s’orienter en politique ? 2017[vii] Philippe Descola : Par-delà nature et culture, 2005[viii] Baptiste Morizot : Manières d’être vivant, 2020.
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L'Instant Philo : La Nature : Fantasme ou Réalité ?

L’instant philo.             La nature : fantasme ou réalité ?            Emission du 26 juillet 2020Quand on veut aborder philosophiquement la notion de « nature », on se heurte rapidement à quelques obstacles sérieux. Car il faut d’abord en donner une définition générale – ce qui n’est pas du tout évident. Et au demeurant, quand on a réussi à le faire, on s’aperçoit rapidement que ça ne suffit pas. En effet, diverses représentations de la nature se glissent subrepticement dans nos pensées et se disputent la préséance. Si on veut vraiment tâcher d’y voir clair, il s’avère alors indispensable d’examiner de façon critique ces représentations souvent imaginaires qui nous influencent beaucoup plus qu’on ne le pense. A tel point d’ailleurs qu’on peut même finir par se demander si la notion de nature correspondrait vraiment à une réalité tout à fait identifiable. La nature ne serait-elle pas finalement une sorte de concept fourre-tout dans lequel bien des fantasmes de l’humanité ont trouvé refuge?                                                             Analyse générale. Définition générale L’humanité a créé des objets techniques, des législations, des langues ou encore des œuvres d’art qui n’auraient jamais pu voir le jour sans elle. Mais les animaux sauvages, les  plantes, les montagnes, les continents ainsi que l’ensemble des planètes et des galaxies  n’ont jamais eu besoin des hommes pour apparaitre, pour mener leur bonhomme de chemin et parfois disparaître.[i] On voit par ces considérations simples que la nature désigne habituellement tout ce qui existe indépendamment des productions intentionnelles de l’homme : la nature se distingue alors de l’artifice et de la culture. Elle se caractérise également par son aspect englobant. La terre et l’univers dans lesquelles nous vivons existaient bien avant nous et seront encore présents quand toute trace de notre espèce se sera effacée. Enfin, la nature a sa propre logique : les lois naturelles ne se confondent pas avec les lois humaines.Valeur de cette notion ? Reste que l’homme détient la faculté de pouvoir transformer en profondeur son milieu de vie. Et si beaucoup de personnes actuellement se rassemblent sous l’étendard de la « protection de la nature » - comme en témoigne ce qu’on a appelé « la vague verte » aux dernières élections municipales en France – c’est précisément parce que la modalité actuelle des interventions humaines sur son environnement finit par créer de graves problèmes. Ces derniers ont pour noms : pollution dévastatrice, changement climatique, et sixième extinction massive des espèces animales. Face à cela, le remède le plus souvent avancé consisterait à rééquilibrer la balance, à rompre avec une exploitation violente des ressources sur terre et à redonner plus de place à des logiques respectueuses de notre environnement. La conjoncture actuelle nous invite à adhérer spontanément, on le constate, à une représentation positive de la nature. Pourtant, il existe des représentations concurrentes beaucoup plus critiques qui ont leur cohérence et dont l’examen va nous conduite à approfondir la réflexion.Le poète Charles Baudelaire montre ainsi avec brio qu’on peut être très sceptique au sujet de certaines représentations trop élogieuses de la nature. Voici ce qu’il écrit en1855 à un de ces collègues :                        « Mon cher Desnoyers,                Vous me demandez des vers pour votre petit volume, des vers sur la nature, n’est-ce pas ? Sur les bois, les grands chênes, la verdure, les insectes, — le soleil, sans doute ? Maisvous savez bien que je suis incapable de m’attendrir sur les végétaux, et que mon âme est          rebelle à cette singulière religion nouvelle qui aura toujours, ce me semble, pour tout être    spirituel, je ne sais quoi de shocking. Je ne croirai jamais que l'âme des Dieux habite dans les plantes, et, quand même elle y habiterait, je m’en soucierais médiocrement et considérerais la mienne comme d’un bien plus haut prix que celle des légumes sanctifiés. J’ai même toujours pensé qu’il y avait dans la nature florissante et rajeunie quelque chose d’affligeant de dur, de cruel — un je ne sais quoi qui frise l’impudence. »Le jugement de Baudelaire, on le voit, est d’une ironie mordante et il se moque, non sans quelques bonnes raisons, d’une « nature » sur laquelle certains s’extasient jusqu’à sombrer dans le ridicule !  Sur la nature, comme sur bien d’autres choses, on se raconte des histoires : l’idée qu’on s’en fait est bien souvent passée dans le creuset de l’imaginaire qui sait si bien donner forme aux fantasmes humains. Plus qu’une réalité objective, la nature semble ainsi être dans bien des cas, un miroir sur lequel l’homme projette ses préoccupations et ses aspirations profondes – parfois, il faut le dire, bien naïves.                                                   Deux représentations opposées de la natureLes rapports réels de l’homme avec la nature prennent appui principalement sur deux représentations fantasmatiques qu’il s’agit maintenant de présenter maintenant à gros traits                                                                                                                                                                                       1) Une nature protectrice. On songe tout d’abord à la figure de la mère Nature, protectrice et englobante à laquelle les hommes ont cru pouvoir longtemps faire confiance. Souvent, comme le souligne Baudelaire, cette idéalisation de la nature va avec une sacralisation. Les religions animistes qui voyaient des forces pourvues d’intentionnalité auxquelles on pouvait adresser des prières un peu partout - dans les forêts, les étendues d’eau et les phénomènes météorologiques - ont proposé ainsi des fables rassurantes et indispensables pour l’équilibre de l’humanité primitive. Cette dernière est restée en effet très longtemps bien impuissante face aux phénomènes naturels les plus inquiétants, tant qu’une connaissance suffisante des lois de la physique et une maîtrise techniques n’étaient pas acquise[ii].  Science moderne, désacralisation, domination technique, exploitation économique.Quand la rationalité, la science et les technologies se sont développées, la vision animiste de la nature a été progressivement repoussée comme pure fabulation et superstition. On le voit dans l’antiquité chez Epicure[iii] chez bien des penseurs présocratiques et des philosophes, qui rejettent en chœur l’idée d’une nature pourvue de pouvoirs extraordinaires. Il est vrai toutefois que ces penseurs continuent de penser globalement que la nature reste un bon guide en morale. C’est bien plus tard, en gros au XVII siècle, que la science moderne va rompre définitivement avec toute représentation encore méliorative et imposer le modèle d’une nature nettoyée de toute trace des idées de l’âge préscientifique. Descartes écrit ainsi dans Le monde ou traité de la lumière : « sachez donc, premièrement, que par nature, je n’entends point quelque déesse, ou quelque sorte de puissance imaginaire ; mais que je me sers de ce mot pour désigner la matière même. »[iv]                                                                                                                Descartes réduit ainsi la nature à cette matière inerte que la physique et la mécanique permettent de parfaitement appréhender et que l’humanité, grâce à la technique, peut modeler selon son bon plaisir. Grâce à la science moderne, les hommes pourront devenir selon Descartes « comme maîtres et possesseurs de la nature »[v]. La suite lui a donné, en grande partie, raison. Mais, en désirant rompre de façon certes légitime avec une vision préscientifique qui attribue trop de pouvoir à la nature, on est tombé dans une vision pauvre, dévitalisée et simplement mécanique de la nature : cette dernière devient une sorte de pâte à modeler dans les mains froides et puissantes d’une technique et, très vite, d’un système économique qui vont, tous les deux devenir, de vraies menaces pour la plupart des vivants sur terre. Cette représentation fictive d’un monde censé être divisée en une nature matérielle et une humanité toute puissante a, en effet, préparé le terrain à un scénario d’exploitation sans précédent de la biosphère par les humains. C’est ainsi que le philosophe et universitaire américain Jason W. Moore[vi] estime qu’en réalité, «  Le capitalisme n’est pas une société qui exploite la nature » mais bien plutôt une manière violente de régir un monde fondée sur la croyance tout à fait idéologique en une séparation pratique et intellectuelle d’une société humaine d’une part et d’une nature matérielle d’autre part.Conclusion                                                     Les deux représentations opposées de la nature que nous avons examinées continuent de parler à beaucoup de personnes, même si elles sont évidemment fausses, car elles entrent encore en résonance avec des aspirations toujours présentes dans l’âme humaine. Le désir de se rassurer s’incarne ainsi dans la vision préscientifique et le désir de domination joue tout son rôle dans la représentation mortifère que les modernes se font de la nature. Dans la prochaine émission de l’été – celle du dimanche 23 août - nous nous demanderons comment la pensée contemporaine, consciente des nouveaux défis écologiques à relever, envisage de façon très critique et bien plus réaliste la notion de nature.  Références musicales :                                                                                                                                                           Virgules musicales 1 et 3 extraites de l’album des jazzmen : Archie Shepp et Haran Parlan : Goin’ Home      Virgule musicale 2 : extrait de la chanson : « Ma maison à la cambrousse » du Très véritable groupe Machin [i] Voir sur cette distinction Aristote : La physique, livre II.[ii] Bergson : Les deux sources de la morale et de la religion, notamment sur la fabulation au chap. II.[iii] Epicure : Lettre à Hérodote, Lettre à Pythoclès et Lettre à Ménécée.[iv] Descartes, le monde ou traité de la lumière, un des essais qui devaient prolonger Le discours de la méthode. Il a été publié à titre posthume, Descartes craignant la censure car il s’y déclare en accord avec diverses thèses de Galilée qui ont été officiellement condamnées par L’église catholique.[v] Descartes, Le discours de la méthode, sixième partie.[vi] Sous la direction de Jason W. Moore : Anthropocene or capitalocene ? Nature, history and crisis of capitalism (2016).
6/6/202110 minutes, 50 seconds
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L'Instant Philo : La loi du Talion

La vengeance et la loi du talion                                         « L’instant philo » du 28 juin 2020Quand nous avons le sentiment d’avoir été maltraité et gravement lésé, on désire spontanément que justice nous soit rendue. Il arrive parfois que la réparation à laquelle nous aspirons ne puisse être prise en charge par l’institution judiciaire  Alors, il ne reste plus qu’à se faire justice soi-même. Et la loi du talion -« Œil pour œil, dent pour dent ! » - est habituellement invoquée pour justifier notre désir de vengeance.Pourtant, on assimile alors deux réalités finalement bien différentes : d’un côté, la vengeance haineuse dont les effets peuvent être excessifs et dévastateurs et de l’autre, la loi du talion dont j’aimerais montrer qu’elle est un principe de justice qui invite à trouver un équilibre entre crime et châtiment en vue de régler les conflits qui pourraient envenimer les relations humaines.On sent bien toutefois que quand on affirme qu’il faut distinguer la loi du talion de la vengeance, cela heurte un préjugé très tenace : pourquoi avons-nous tant de mal à lever cette confusion ?                                                                                                                                       Présentation générale  Premières formulations et sens généralLa première formulation de la loi du talion se trouve dans Le code d’Hammurabi, texte juridique babylonien du dix-huitième siècle avant notre ère :                                                                    «  § 196 : Si quelqu'un a crevé un œil à un notable, on lui crèvera un œil. § 197 : S'il a brisé un os à un notable, on lui brisera un os. § 200 : Si quelqu'un a fait tomber une dent à un homme de son rang, on lui fera tomber une dent. »                                            Quelques siècles plus tard, la loi du talion trouve une autre expression dans l'Ancien Testament. Après les dix commandements, Dieu enseigne à Moïse diverses règles de justice pénale concernant les coups et blessures dont celle-ci :« Si malheur arrive, tu paieras vie pour vie, œil pour oeil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, meurtrissure pour meurtrissure.» Exode, 21,22 La loi du talion rappelle toujours de façon très concrète la nécessité de poser une équivalence raisonnable entre crime et châtiment. Il serait, par exemple, tout à fait inique de condamner à mort l’auteur d’un petit larcin. La loi du talion est donc bien un principe de justice qui, dans son souci de trouver une sanction bien proportionnée à la faute, s’oppose clairement à la vengeance dont la réaction est bien souvent excessive. C’est pourquoi encore maintenant se faire justice soi-même en France contrevient aux règles les plus élémentaires du droit. Le rôle de la loi du talion dans les systèmes antiques de justiceUne des fonctionsd’abord de ce cette loi du talion a été de donner un cadre plus acceptable à un système de justice antique dominé par la vengeance.                                                                                                                                               Le philosophe Hegel remarque ainsi dans Les principes de la philosophie du droit : « Le châtiment prend toujours la forme de la vengeance dans un état de la société où n’existent encore ni juges, ni lois. » Et plus loin, il précise :                                                                                                                                                    "Dans cette sphère de l’immédiateté du droit, la suppression du crime est sous sa forme punitive vengeance. Selon son contenu, la vengeance est juste, dans la mesure où elle est la loi du talion. »                                     Hegel : Les principes de la philosophie du droit                                                                                                                              Hegel souligne en effet que la vengeance en tant que telle ne peut jamais constituer une juste punition :                                                                                                                                          "La vengeance se distingue de la punition en ce que l’une est une réparation obtenue par un acte de la partie lésée, tandis que l’autre est l’œuvre d’un juge. C’est pourquoi il faut que la réparation soit effectuée à titre de punition, car, dans la vengeance, la passion joue son rôle et le droit se trouve ainsi troublé. De plus, la vengeance n’a pas la forme du droit, mais celle de l’arbitraire, car la partie lésée agit toujours par sentiment ou selon un mobile subjectif. Aussi bien le droit qui prend la forme de la vengeance constituant à son tour une nouvelle offense, n’est senti que comme conduite individuelle et provoque inexpiablement à l’infini, de nouvelles vengeances."                                                                                                              Hegel : Propédeutique philosophique Pourquoi on confond vengeance et loi du talion  Histoire des institutions juridiquesOn saisit mieux dès lors pourquoi on confond si souvent vengeance et loi du talion. Tant qu’il n’y a pas d’institutions avec des juges autonomes et des tribunaux indépendants, la justice en effet reste entachée d’arbitraire car ce sont les victimes – surtout si elles appartiennent à la classe dominante - qui se font le plus souvent alors justice. Pendant une période assez longue, la loi du talion pour en contenir les excès a été ainsi obligée de se glisser dans les vêtements de la vengeance et d’en épouser en partie la logique. Pour qu’elle se libère du joug de la vengeance, des étapes ont été nécessaires qui ont permis à une institution judiciaire de se mettre en place progressivement qui distingue juge, bourreau et partie lésée et impose des procédures, des délibérations et un examen objectif des faits lors d’un procès.On comprend ainsi que là où l’institution juridique est défaillante, la loi du talion tend de nouveau à se rapprocher de la forme inquiétante et sauvage de la vengeance. C’est ainsi qu’apparaissent ces redresseurs de tort et ces justiciers qui n’hésitent pas à utiliser une violence arbitraire pour maintenir un minimum de justice. L’histoire n’est pas linéaire : elle connaît des moments de régression dans lesquelles de vieux systèmes de justice qu’on croyait dépassés refont surface. C’est l’histoire aussi qui nous enseigne que c’est parce que la loi du talion a fait corps un temps avec la vengeance pour en limiter les excès et favoriser la naissance d’un système de justice dont elle deviendra un des piliers, qu’on croit que cette alliance conjoncturelle révèle une identité de nature.  L’esprit de la loiUne autre étape importante dans l’histoire a été franchie quand on a interprété l’esprit de justice de la loi du talion en évitant de prendre au pied de la lettre ses préconisations concrètes. En effet, quand on dit : « œil pour œil et dent pour dent », ce qui est avancé, c’est l’obligation de trouver une punition équivalente au forfait commis. Mais il y aurait de la cruauté par exemple à tuer le père de quelqu’un qui a tué le père d’un autre et quelque chose de parfaitement déplacé si on devait violer les violeurs et torturer les sadiques.  Des peines alternatives à celles qui sont concrètement proposées sont donc nécessaires du point de vue de la justice – sans quoi la loi du talion resterait, à l’instar de la vengeance, d’une cruauté insupportable. Une condamnation religieuse ? Enfin, une autre raison dans la civilisation marquée par le judéo-christianisme conduit à minimiser cette loi et à la placer du côté de la violence vengeresse. Lors du sermon sur la montagne dans l’évangile selon Matthieu, le Christ s’exprime ainsi : « Vous avez appris qu’il a été dit : œil pour œil, dent pour dent. Et moi je vous dis de ne pas résister au méchant. Au contraire, si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre… tends l’autre joue ». Plus loin, il ajoute : « Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent. » Matthieu, 5, 28 et sq.  L’amour et le pardon prônés dans les Evangiles ressortissent à une logique religieuse et mystique qui place idéalement la dignité humaine au-delà de tout usage de la violence et de la haine. On sort ici de la justice humaine sur terre pour entrer dans une perspective mystique et religieuse : celle de la charité. Qu’est-ce que ce détour par une théologie apporte à notre réflexion ? Un recul éclairant, je crois.ConclusionUn monde idéal serait celui où il serait inutile de punir et où l’amour régnerait : serait-ce encore un monde humain ? La loi du talion, est un principe de justice pénale qui, à l’inverse, considère que la paix n’est pas possible sur terre que s’il y a possibilité de réprimer et de contenir le mal que les hommes font aux hommes. Cette loi manifeste la volonté de contenir le déjà-là du mal mais elle a contribué aussi à faire advenir ce bien très précieux qu’est une institution judiciaire débarrassée de la vengeance qui place la justice sur le terrain de l’honneur avec tout ce que cela peut comporter d’arbitraire et de brutalité aveugle. La loi du talion relève du domaine de la rationalité éthique qui prend les sociétés et les hommes tels qu’ils sont dans leur imperfection. Entre la détresse que peut produire le constat de la violence des passions humaines et la promesse d’un monde meilleur, la loi du talion est bien un intermédiaire indispensable, une manifestation d’une sagesse pratique qu’on ne peut donc pas confondre avec la vengeance. Mais comme la vengeance, cette loi du talion reste persuadée que seule la violence peut arrêter la violence et elle ne pense pas que le mal puisse disparaître sur terre. La loi du talion ne prône pas l’amour, ni le pardon, ni la non-violence. Elle remplace simplement le poignard que la vengeance enfonce avec jubilation dans le dos de celui qui l’a offensé par l’épée de la justice qui s’abat froidement sur celui qui a été objectivement reconnu coupable.Références musicales Kool Shen et Zoxea : « Œil pour œil, dent pour dent »System of a down : Revenga
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L'Instant Philo : Peut-on discuter sans se disputer ?

Peut-on discuter sans se disputer ?« L’instant philo » du 31 mai 2020               Thème : Peut-on discuter sans se disputer ? L’art du dialogue bien mené selon Blaise Pascal L’état d’exception dans lequel le confinement nous a placé, a conduit, à tort ou à raison, à passer parfois sous silence certains sujets, à rendre plus difficile l’abord de certaines questions et à  reporter à plus tard des discussions dont on se disait qu’elles n’avaient pas trop leur place dans la situation.Une certaine liberté de ton et de parole de nouveau à l’ordre du jour avec le déconfinement – ce dont on ne peut que se réjouir. Mais comment faire pour que les discussions qui vont pouvoir reprendre puissent être vraiment fécondes et intéressantes ? Peut-on éviter que nos discussions échouent sur les écueils habituels ? Je pense notamment à l’absence d’écoute réciproque, à la farouche susceptibilité qui nous fait craindre d’être contredit en public, à la vanité qui fait que nous désirons toujours avoir le dernier mot, et de façon plus neutre, à la difficulté que nous éprouvons à saisir ce que les autres veulent vraiment dire quand leurs idées ne sont pas du tout les nôtres.Quand on est en désaccord, peut-on arriver à discuter sans se disputer ? Comment peut-on sortir des impasses dans lesquelles nous mènent habituellement les conversations du café du commerce ? La tentation, en effet, quand on constate une divergence profonde des points de vue consiste le plus souvent à rejeter péremptoirement le discours des autres.Une règle simple pour bien mener un dialogue J’aimerais aujourd’hui réfléchir à l’attitude à adopter pour arriver à mieux dialoguer. Une des pensées de Blaise Pascal contient toute une réflexion sur l’art de la discussion dont on peut, je crois, s’inspirer avec bénéfice.                 Pascal, en son temps, au dix-septième siècle, a défendu la théorie de Galilée pourtant condamné par l’Eglise. Il a  bataillé contre la pensée libertine, d’un côté et, de l’autre, contre l’influence en théologie des jésuites. Autant dire que Pascal avait tout intérêt à être rompu à un art de la conversation pleine de diplomatie, de finesse et de tact. D’où cette Pensée qui est la neuvième dans l’édition Brunschvig. Il écrit :«  Quand on veut reprendre avec utilité et montrer à un autre qu’il se trompe, il faut observer par quel côté, il envisage la chose, car elle est vraie ordinairement de ce côté-là, et lui avouer cette vérité, mais lui découvrir le côté pour où elle est fausse. Il se contente de cela car  il voit qu’il ne se trompait pas et qu’il manquait seulement à voir tous les côtés : or on ne se fâche pas de ne pas tout voir, mais on ne veut pas s’être trompé ; et cela vient de ce que naturellement l’homme ne peut tout voir et de ce que naturellement, il ne peut se tromper dans le côté qu’il envisage. »L’objectif de cette pensée de Pascal est clairement de proposer une méthode pour faciliter le dialogue et la recherche en commun de la vérité.Tout d’abord, Pascal tient compte de la susceptibilité de tout interlocuteur. Il indique qu’il faut éviter blesser inutilement celui avec lequel on n’est pas d’accord. Le traiter d’ignorant avec mépris ou suggérer lourdement qu’il ne comprend vraiment rien est maladroit ! L’individu peut se braquer et ce serait normal. Mieux vaut souligner ce qui est pertinent dans son discours en précisant néanmoins que d’autres aspects n’ont pas été vus. « On ne se fâche pas de ne pas tout voir, mais on ne veut pas s’être trompé »Il reste évidemment opportun de repousser l’interlocuteur malhonnête dans les cordes. Toutefois, quand on a à faire à un discutant sincère – ce qui arrive assez souvent tout de même - il faut, selon Pascal, tâcher de comprendre comment il prend les choses et ce qu’il saisit du réel. Pour Pascal, il est rare que quelqu’un qui s‘exprime avec conviction ne dise strictement rien. Rares sont ceux qui sont totalement « à côté de la plaque » - pour reprendre une expression familière -  dès lors qu’ils s’appuient sincèrement dans leur discours sur une vraie perception. Quand quelqu’un dit quelque chose avec sérieux, cela doit donc être pris avec sérieux. La plupart du temps, il y a quelque chose à en tirer car est mise en valeur une facette de la réalité qu’on est en train de discuter dont on n’a pas vu nécessairement toute l’importance.A titre d’exemple, un professeur est parfois surpris des remarques et questions des élèves qui le conduisent à approfondir sa réflexion sur un point qu’il pensait bien maîtrisé. Etre savant ne signifie pas qu’on voit toujours distinctement tous les aspects d’une question et c’est pourquoi le dialogue avec des personnes moins avancées sur le chemin de la connaissance est tout de même instructif car cela conduit à renouveler, à enrichir et à consolider la saisie intellectuelle d’une réalité. Le dialogue en ce sens éclaire tous les interlocuteurs. Dialogue, vérité et erreurOn le voit l’éthique de la discussion pour Pascal repose sur une certaine conception de la vérité et de l’erreur.L’erreur n’est pas une absence totale de savoir – ce n’est pas un vide complet ! Pascal en ce sens se rapproche d’un de ses contemporains philosophes : Spinoza qui définit l’erreur comme une vérité partielle. Celui qui se trompe et tient un discours sincère sur ce qu’il a saisi, ne dit pas rien mais il en dit à la fois trop et pas assez car il confond la partie d’une réalité qu’il bien vue avec la réalité entière. Se tromper, c’est avoir une vision unilatérale et tronquée des choses : on voit un aspect d’une réalité, une de ses parties et on croit qu’on l’a attrapé dans sa totalité. La vérité est, par opposition, le moment où notre pensée est en parfait accord avec la réalité – c’est-à-dire que nous avons fait, comme on dit, le tour de la question et perçu toutes les facettes qui permettent d’avoir une vision claire et distincte de la chose analysée. Rien ne nous échappe.On le voit la vérité est un idéal qui n’est pas si facile à atteindre. Pascal rappelle que « naturellement l’homme ne peut tout voir ». C’est pourquoi il souligne l’importance et la nécessité d’une intelligence collective qui trouve justement à s’exercer dans le dialogue bien mené. Cette façon de chercher à plusieurs dans la discussion à se comprendre et à mieux comprendre la réalité, est donc tout à fait indispensable. Notre compréhension des choses doit beaucoup à cette capacité de mener un dialogue. C’est cette capacité qui est en oeuvre dans les colloques scientifiques, dans les débats publics, dans les délibérations politiques mais aussi dans les discussions privées entre proches, même parfois dans les conversations du café du commerce qui n’est pas nécessairement un lieu de perdition.  Je propose enfin d’écouter un morceau du répertoire de la soul musique : « Killing me softy with this song” chanté par Roberta Flack.Références Musicales : Roberta Flack : “Killing me softy with this song”, (1973)                                                                       Henri Salvador : « Mais non ! Mais non ! » (1965)PhilosophiquesBlaise Pascal : Pensées, éd. Brunschvig. Pensée 9.                                                                              Spinoza, L’éthique, Deuxième partie : De la nature et de l’origine de l’âme, Propositions XXXIV et XXXV, trad. Charles Appuhn, éd. Garnier Frères, 1965
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L'instant Philo : Désir et lassitude

Désir et lassitudeIllustration : L'ennui, un tableau de Gaston de la Touche  Texte de l'émission : Désir et lassitude                              « L’instant philo »                        Emission du 3 mai 2020Elle s’invite de temps en temps, sans qu’on l’ait sollicité, dans nos occupations professionnelles ou privées, dans les familles, parmi les amis, entre les amants, au sein même des relations les plus intenses et les plus émouvantes. Et, sans crier gare, elle s’installe parfois durablement et commence son impitoyable travail de sape. Elle peut ainsi déposer sa couche de poussière et de rouille sur le métal des nouveautés les plus passionnantes. Elle finit par émousser la lame du désir qui nous faisait trancher ces vieilles habitudes qui nous empêchent d’avancer. Elle neutralise nos volontés de changer, nous paralyse, et tente de nous placer dans une vision déprimante des choses. Elle met du gris sur les couleurs de l’existence et rend fade tout ce qui mettait du piment dans notre vie. Bref, elle transforme le désir en ennui,  le passionnant en désolant, nos amours en tristes cohabitations. Pourtant son nom est plutôt doux et caressant : elle s’appelle la lassitude.Peut-être est-elle le ver dans la pomme du désir qui nous condamne ici-bas à l’ennui et à la déception – bref au malheur. Telle est, en tout cas, l’hypothèse qui peut paraître bien séduisante d’un certain pessimisme que nous aimerions examiner et critiquer.  Car cette représentation des choses aussi lucide puisse-t-elle paraître se révèlera peut-être à l’analyse réductrice et ignorante du rapport bien plus complexe que le désir entretient avec la lassitude et l’ennui.La logique du désir aux yeux des pessimistesPuisque nous avons le projet de critiquer la doctrine pessimiste, il est important d’examiner ses arguments. Une définition du désir par le philosophe Leibniz, qui est né en 1646 et est mort en 1716  est bien utile pour commencer notre analyse. Elle est tirée des Nouveaux essais sur l’entendement humain. « L’inquiétude qu’un homme ressent en lui-même par l’absence d’une chose qui pourrait lui donner du plaisir si elle était présente, c’est ce qu’on nomme désir. »Tout d’abord, le désir est présenté par Leibniz comme une « inquiétude ». Le terme ici n’est pas à prendre au sens psychologique qui renvoie à la crainte, au stress et à l’anxiété. Il faut le prendre au sens étymologique. L’inquiétude est littéralement l’absence de quiétude, de tranquillité ou de repos. Désirer c’est donc être agité intérieurement par quelques mouvements de l’âme et être conduit ainsi à intervenir sur le monde qui nous entoure. L’homme qui désire n’est pas du côté du calme plat qui définit parfois des périodes de l’existence où l’on dit alors qu’on est « tranquilles ». Leibniz nous rappelle donc que le désir est principe d’action et producteur de liens sociaux et affectifs.   Tout à l’opposé, la lassitude est ce qui nous pousse souvent à interrompre une activité et, parfois, à sortir d’une relation. Elle est très proche de l’antonyme du désir – à savoir l’aversion qui peut prendre la forme du dépit, de la haine, du dégoût, parfois de l’indifférence.  Cette nature de la lassitude si contraire au désir peut finir par le miner de l’intérieur – comme le ver dans le fruit.On comprend dès lors mieux la doctrine des pessimistes. Car la lassitude qui accompagne tous nos engouements comme son ombre maléfique,  semble bien vouer le désir à un perpétuel et très répétitif échec. Arthur Schopenhauer, qui est le grand représentant du pessimisme philosophique au XIX siècle peut ainsi écrire dans Le monde comme volonté et représentation : «  Sans nous lasser, nous courrons de désir en désir ; en vain chaque satisfaction obtenue, en dépit de ce qu’elle promettait ne nous satisfait point, le plus souvent ne nous laisse que le souvenir d’une erreur honteuse ; nous continuons à ne pas comprendre, nous recommençons le jeu des Danaïdes[i] et nous voilà à poursuivre de nouveaux désirs. »Pour comprendre ce constat désabusé de Schopenhauer, il faut revenir à la définition de Leibniz : « L’inquiétude qu’un homme ressent en lui-même par l’absence d’une chose qui pourrait lui donner du plaisir si elle était présente, c’est ce qu’on nomme désir. »  Le désir y est présenté comme une frustration potentielle. Leibniz reprend l’idée de Platon qui présente le désir comme un manque, c’est-à-dire comme l’absence plus ou moins douloureuse et obsédante d’une réalité dont nous imaginons que la présence serait capable de nous procurer une grande satisfaction. Ce caractère négatif du désir le rapproche de l’aspect destructeur de la lassitude et de la dimension insupportable de cet ennui que la lassitude produit en nous, quand elle finit par éteindre le feu sacré de la passion. Désir, lassitude et ennui produisent tous trois de l’insatisfaction.On comprend dès lors pourquoi Schopenhauer met l’accent sur un cercle vicieux qui produit le malheur de notre condition.  L’inquiétude douloureuse du désir nous conduit en effet à rechercher laborieusement une satisfaction qui, une fois atteinte est rapidement minée par la lassitude. Cette dernière nous laisse, comme seul os à ronger, un mortel ennui qui donne rapidement envie de retrouver la morsure amère du désir.  Le pessimisme se plaît à mettre en avant cette logique infernale qui fait de nous des machines désirantes qui produisent essentiellement de la déception à répétition et du malheur en boucle. Critique du pessimismeIndéniablement la vision pessimiste attrape quelque chose du réel. C’est pourquoi il est difficile d’y rester insensible. Toutefois, plusieurs arguments peuvent lui être opposés. C’est encore une fois Leibniz qui va nous servir de fil conducteur. Il écrit en effet ceci dans son ouvrage intitulé,  Principes de la nature et de la grâce fondé en raison : «  Notre véritable bonheur ne consistera jamais et ne doit point consister en une jouissance complète où il n’y aurait plus rien à désirer et qui rendrait notre esprit stupide mais en un progrès perpétuel à de nouveaux plaisirs et de nouvelles perfections »C’est dire la nécessité pour Leibniz d’être réaliste. Où a-t-on déjà vu d’ailleurs une satisfaction parfaite et durable sur terre ? Ce prétendu idéal n’est rien d’autre finalement  qu’une sorte d’état végétatif de jouissance béate.  Le véritable bonheur est d’être en mouvement. Il  consiste, précise Leibniz «  en un progrès perpétuel à de nouveaux plaisirs et de nouvelles perfections. »De ces considérations, on peut tirer quelques  leçons. D’abord si le pessimisme insiste sur l’impossibilité de combler le manque du désir, c’est parce qu’il fantasme finalement sur une jouissance qui serait totale et définitive. Le pessimisme est finalement un idéalisme inversé. Mettre tant l’accent de façon excessive sur le négatif et la douleur du désir montre qu’on cultivait un espoir insensé dans la positivité d’un bonheur statique. Le pessimiste est un naïf et la résistance que le réel lui oppose ne le rend pas plus sage. Au contraire, il tombe dans l’aigreur et reste aveugle. Il ne voit pas, par exemple qu’il peut y avoir une vraie jubilation à désirer. Il semble même ignorer que le bonheur humain, loin d’avoir pour effet de nous rassasier définitivement, ouvre plutôt l’appétit de vivre, donne de nouvelles envies et nous fait comprendre que le désir permet l’exploration de nouvelles possibilités.Le pessimisme est donc une conception réductrice du désir. C’est aussi une posture facile qui s’appuie sur le préjugé selon lequel la lucidité  doit toujours être du côté de la désillusion et du désespoir. Pourquoi faudrait-il toujours habiller la lucidité avec les vêtements austères des penseurs à la triste figure ? La lucidité ne devrait-elle pas plutôt suivre les pas d’une vérité plus complexe, qui échappe aux hommes qui ont la prétention de tout faire entrer dans leur mélancolique système ?Pour Nietzsche, un discours philosophique doit être jugé, non seulement dans sa cohérence interne mais aussi en examinant celui qui le tient. « Qui parle ? » est une question qu’il faut savoir se poser. Dans Le gai savoir, il écrit ainsi : «  Chez l’un, ce sont ses manques et ses imperfections qui se mettent à philosopher, chez un autre ses richesses et ses forces. »  On voit bien alors de quel côté souffreteux se trouve Schopenhauer. Et de quel côté plein de vitalité se situe Leibniz. Il y a ainsi des philosophies pleines de sève qui savent affirmer la positivité du désir, son aspect aventurier ainsi que la contribution qu’il apporte à un bonheur dynamique, bien réel et perfectible. Ce sont des philosophies pour lesquelles ennui et lassitude ont également une valeur humaine indépassable. Les deux, en effet, nous évitent de rester fixer sur une jouissance tel un nourrisson accroché au sein de sa mère. Ces deux dispositions affectives permettent ainsi un renouvellement enrichissant de nos existences. Elles nous signalent aussi de temps en temps les impasses dans lesquelles notre désir peut s’égarer.   Conclusion La lassitude ne détruit pas le désir, ni ne conduit à minimiser, comme le font les esprits chagrins, les satisfactions du passé. La lassitude permet comme le sentiment de satiété, d’éprouver de façon spontanée les limites de la jouissance qu’un objet peut nous procurer et elle nous prépare à de nouvelles découvertes.     En somme, désir et lassitude peuvent former un couple harmonieux. D’ailleurs, s’il est courant de se lasser de bien des choses, rares sont ceux qui se lassent totalement de désirer. Enfin, face aux déconvenues de la vie, aux déceptions qu’on ne peut éviter et au froid pessimisme qui nous menace, il faut tâcher de réaffirmer la force de la vitalité et cultiver ce courage des oiseaux dont Dominique A sait très bien chanter les louanges.                         [i]  Les Danaïdes dans la mythologie grecque sont les filles du roi Danaos qui ont été condamnées aux enfers  à remplir pour toujours un tonneau percé.
6/6/202113 minutes, 40 seconds
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L'Instant Philo : La Distraction

L'Instant Philo : La Distraction VivaCulture      L’instant philo       Emission du 5 avril 2020        Thème : La distractionUn résumé par Léa Beauchamps, élève de classe préparatoire ECS de septembre 2019 à juin 2021au lycée François 1er du Havre de cette émission consacrée au thème de la distractionDans le contexte actuel, avec la pandémie mondiale, la distraction nous permet de nous détourner de la situation stressante du confinement. En effet, nous avons besoin de nous distraire ou encore d’être distrait. La distraction peut apparaitre sous deux formes : l’une est active et en ce sens la distraction consiste à se distraire c’est-à-dire à se changer les idées, à se divertir. L’autre est à la forme passive : la distraction consiste alors à être distrait. Ces deux formes sont très distinctes :Dans un premier temps, être distrait c’est être amusé, être divertie par d’autres personnes ou par un évènement drôle.Dans un autre sens, être distrait c’est un état d’inattention au présent. Ce qui signifie que l’on a été happé par une pensée qui nous rend absent temporairement à ce qui se passe. On peut donc légitimement se poser la question :Où sommes-nous donc quand nous sommes distraits de cette façon ? Plusieurs réponses : nous sommes dans nos pensées, nos souvenirs, dans nos rêves. Dans tous les cas nous sommes ailleurs.Cette dernière forme de distraction nous montre que nous sommes capables de nous téléporter en une autre dimension du réel (mais aussi sans doute une autre dimension du temps). Nous sommes donc dotés d’une capacité qui nous permet d’être ailleurs, de nous évader du présent, en bref d’être distrait.Que pouvons- nous apprendre cet état singulier de distraction ? Premièrement si nous pouvons nous absenter de cette façon c’est sans doute pour mieux nous rendre présent à ce qui est absent de nos perceptions des choses extérieures, c’est-à-dire pour mieux percevoir nos états d’âme, nos idées, nos souvenirs ou encore nos projets. Pour résumer, la distraction nous permet de mieux explorer nos pensées. Toutes ses réalités internes peuvent, en effet, tant nous occuper que cela nous empêche de nous préoccuper de ce qui nous entoure. C’est pourquoi notre attention peut se détacher du présent pour se tourner vers le domaine de l’intériorité. Être distrait ce n‘est donc pas du tout se retrouver dans un état d’abrutissement ou de vide complet dans lequel la grande fatigue nous place parfois. Prenons l’exemple de la distraction de Socrate. Ce dernier explique qu’un « démon », de temps en temps, le mettait en arrêt complet. Pour les grecs de l’antiquité, un démon (daemon) est un être supérieur qui n’est pas nécessairement diabolique mais une sorte d’ange gardien dont la fonction est de guider plus que de pervertir. Dans le Banquet de Platon on retrouve une description rapide où Socrate suspend toute attention à ce qui l’entoure pour se plonger dans ses pensées. Dans ce passage il y a une mise entre parenthèse du monde extérieur qui rend possible une bonne exploration du riche contenu de notre intériorité. Cette intériorité est constituée de nos idées mais aussi de nos sentiments, nos décisions et les représentations de notre imagination. Par conséquent, on peut donc conclure qu’il y a un lien très fort entre la distraction et l’imagination qui est la faculté de rendre présent (notamment sous forme d’image) ce qui est absent dans ce qui nous entoure. L’imagination nous rend donc aussi absent au présent puisqu’elle nous transporte dans une autre dimension du monde. De même, nous pouvons faire défiler en nous l’image d’une chose absente mais qui a existé, il s’agit du souvenir. La mémoire est en ce sens une sorte d’imagination reproductrice. Être distrait consiste donc à explorer notre pensée grâce à l’imagination afin de percevoir tout un monde qui a disparu ou qui n’est pas encore apparu, voire même tout un monde qui n’existera jamais. La distraction nous enseigne donc qu’il y a bien plus de choses dans notre intériorité que nous le croyons. Références musicale de cette émission. Jacques Higelin : « Tiens j’ai dit : « Tiens » », chanson tirée de l’album : Crabouif  (1971)Supertramp : “Dreamer” une chanson tirée de l’album : Crime of the century (1974)
6/6/202113 minutes, 10 seconds
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L'Instant Philo : Peut-on parler d'une éthique contemporaine ?

Peut-on parler d'une éthique contemporaine ?
6/6/202113 minutes, 40 seconds
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L'Instant Philo : Faut-il avoir peur de la technique ?

Faut-il avoir peur de la technique ?
6/6/202116 minutes, 55 seconds